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11/08/2007

Variations sur une rencontre (1) Interculturel

Ça s'est passé hier soir, après le dîner. Il faisait un peu chaud pour dîner dehors, mais la température et l'humidité avaient tout de même un peu baissé depuis le début de la semaine ; et puis la pause de la fin de journée, dans le jardin, reste un moment privilégié pour nous ; pour les écureuils aussi, d'ailleurs. Au menu : asperges et oeufs mollets, pasta alla siciliana (une délicieuse recette maison), et quelques pêches fraîches parfumées à l'Amaretto pour finir. Je remontai après ça travailler sur un article au bureau. Soudain, le tonnerre se met à gronder. Des éclairs flashent à travers la fenêtre, en direction de l'ouest. La météo confirme le passage de sévères orages pour la nuit.

Moi, l'orage, je n'ai jamais pu résister : il faut que j'aille y voir de plus près. Je mets donc le nez dehors côté jardin, puis j'enfile un ciré, attrappe une paire de sandales en passant (c'est mon côté océanien) et pars faire le tour du pâté de maisons sous une pluie battante. De City Park Avenue, je tourne sur Frankfort Street, passe devant Max and Erma's (qui affiche, ces derniers temps, de nouvelles spécialités mexicaines), longe la laverie puis la cave sur Third Street, qui fait l'angle, et tourne à droite sur Columbus Street pour revenir vers la maison. La pluie est toujours battante. La rue est sombre, éclairée de biais et de loin par les lampadaires des rues avoisinantes.

Je m'y engage franchement. A l'autre bout, j'aperçois trois silhouettes qui avancent, les unes derrière les autres, sur le trottoir d'en-face. J'hésite une fraction de seconde : je ne suis encore qu'au début de la rue. Il peut y avoir un risque, mais je juge rapidement, sans doute un peu trop, qu'il n'y a pas de danger : la démarche n'est pas agressive et le petit groupe, des types d'une vingtaine d'années, semble filer droit sous la pluie. Pourtant, quand j'arrive à leur hauteur, deux des types foncent sur moi. L'un crie : "Give me the money, give me the money !". Je crois à un canular adolescent. Je dirige mon regard vers eux. A ce moment, l'un des membres de la bande, un Noir élancé, encapuchonné dans une sorte de Kway, légèrement de côté par rapport à moi, me donne un coup au visage que je ne vois pas partir.

Je ne distingue pas bien le deuxième, à côté de lui. Par le mouvement qu'elle a fait vers moi, la bande nous a ramené tout près du trottoir. Derrière, il y a le mur, une voiture et, entre les deux, un poteau électrique qui bouche le passage ; il y a un lampadaire au-dessus, mais un arbre au-dessous fait écran. Mon regard s'attache tout de suite à suivre le troisième larron, un Blanc, assez petit, plutôt enrobé. Il se détache de ses copains, me contourne légèrement par la droite et reste à environ trois mètres. Il tient un pistolet à la main. Il paraît nerveux. Il lève et abaisse son arme successivement, donne le sentiment de ne pas savoir quoi faire au juste. A partir de ce moment, je ne les quitte pas yeux, lui et son pistolet, et me place, par rapport à lui, non pas de face mais sur le côté. Au cas où il lui prendrait l'envie de tirer.

Derrière, ça continue : "Give me the money, give me the money !". Pas moyen d'utiliser ces deux-là comme écran, aucun ne vient se placer dans la ligne de tir. Ils ont plutôt l'air d'amateurs, mais cette disposition-là semble avoir été calculée. Un nouveau coup de poing part sur le côté. Je ne sens rien. Les deux coups ont porté, mais en manquant de puissance. Ça fait un peu petites frappes. Je fais un geste d'apaisement, interpose une main vers eux, mais sans répondre à l'agression. Les deux types sur le côté, grands, mais légers et nerveux, sont parfaitement prenables, mais je reste sous la menace de l'arme, complètement à découvert sur la droite, ce qui m'empêche de tenter quoi que ce soit vers mes agresseurs. Je dis que je n'ai pas d'argent. J'insiste. J'ouvre les bras. J'en remets une couche. Je ne suis pas d'ici. On se calme. L'un d'eux me passe rapidement la main sur les poches pour vérifier : rien.

Ils hésitent. Les deux types s'écartent. Le petit gros reste face à moi. Il lève l'arme, la braque sur moi. Un instant, il donne l'impression de me viser le genou. Il remonte vers la tête. Redescend son arme. Je refais signe de mes mains ouvertes vers le sol pour calmer le jeu. Il n'y a rien. Rien à gagner, rien à perdre. Du calme. Il faut en rester là. Mais je n'ai plus la main. Le genou, le ventre, la tête ? Ça peut partir. Ça peut aussi ne pas partir. Tout dépendra de ce qui lui passera par la tête. Ils viennent peut-être de voir ensemble un film de gangs hyper violent, ou de jouer à un jeu video du même genre. Ils sont nerveux. Le gros me regarde, crie encore : "Give me the money !". Il braque à nouveau son arme sur moi.

Puis, tout à coup, il donne le signal du départ : les deux autres détalent à toute allure par où ils sont venus. Il garde son arme dirigée vers moi deux secondes encore peut-être, puis leur emboîte le pas. Le groupe se replie sur City Park Avenue. Je les suis depuis le trottoir opposé jusqu'au carrefour. Ils s'engouffrent dans une voiture garée devant la maison. La voiture démarre, remonte un peu la rue, tourne dans Frankfort Sreet, puis disparaît dans la direction de Pearl puis de High Street.

Je rentre à la maison. Mon entrée dans la salle de bains ne passe pas inaperçue : j'ai été touché légèrement à la lèvre, et à l'arcade, ça a donc pissé un peu le sang. Je bénéfice tout de suite de soins de premier plan : alcool, pommade pour la lèvre, pansements cicatrisants... Un vrai petit hôpital, à la maison. C'est bizarre. Je suis calme. C'est, je pense, l'effet du flingue braqué sur moi : partira, partira pas ? On ne peut que tenter de calmer le jeu et espérer que ça marchera. Mais ça aurait pu ne pas marcher et, de fait : ça calme.

En même temps, je suis en colère : German Village, le quartier, est réputé sûr, mais l'agression a eu lieu dans la rue à côté, et surtout la voiture était garée devant la maison - devant la maison ! La veille, ma compagne était allée faire quelques pas, la nuit tombée, vers Schiller Park en remontant la rue... Je me décide à appeler la police. Il est probable que ces jeunes types ne soient pas dangereux et aient agi sous le coup d'une sorte de défi ; peut-être avaient-ils aussi besoin d'argent. Mais ici, en Amérique, c'est trop dangereux. A cause des armes. Et de la violence sous-jacente. Je ne veux pas qu'on prenne le risque.

Le reste de la soirée se passe donc à expliquer l'affaire à l'agent Rich Kindler, matricule 2187, un petit air irlandais, qui reconnaît que les armes circulent un peu trop facilement dans ce pays, mais qui n'en préfère pas moins l'Ardèche à Paris. Je crois comprendre que c'est à cause du périph.

03/08/2007

Woodstock, le retour (Community Festival à Columbus)

Après un grand concert de rap qui attira en masse les foules black et hispano downtown, puis un vaste rassemblement d'artistes itinérants au long de la Scioto River sur Front Street, c'était au tour de Goodale Park, un peu plus au nord, dans Victorian Village, de faire l'affiche pour le Short North Community Festival de Columbus. Le temps d'achever un rapide Haus Garten Tour qui, chaque année, ouvre aux visiteurs l'intimité d'une quinzaine de maisons de German Village - un aperçu qui s'est révélé décevant d'intérieurs au style middle class un peu lourd, alourdi encore de commentaires prétentieux, très différents pour tout dire des meilleurs standards de German Village aussi discrets et élégants que leurs voisins se montraient tape-à-l'oeil -, et nous voilà partis pour Short North.

Changement complet de décor : de la visite paisible on passait au raout endiablé et de la déambulation intimiste au vautrage collectif. Le long de Buttles Avenue, puis de Park Street, c'était d'abord un alignement hétéroclite de stands affairés. Beaucoup de babioles, des vêtements bon marché, de la vaisselle exotique, de petits cadres, des objets décoratifs des quatre coins du monde. Mais aussi les inévitables ateliers de tatouage - Welcome to Hell City -, incroyablement populaire auprès des jeunes ici. Au point de faire espérer, pour les plus excessifs d'entre eux (de grands aigles s'étalant par exemple sur les flancs d'un adolescent) qu'il sera possible sans trop de dégâts d'en effacer les effets d'ici quelques années.

Un peu plus loin, une concentration de stands "gastronomiques" faisait alterner jambonneaux et sucreries, pâtes et salades, friandises orientales et spécialités asiatiques tandis que la bière locale, la Budweiser, était servie à la pinte depuis des robinets directement branchés à de gros camions-citernes. S'il est bien une spécialité américaine en toutes circonstances, de la Guerre en Irak au Festival pacifique et du pique-nique à la fête nationale en passant par l'escapade familiale et la promenade du chien, c'est bien la logistique.

Columbus qui, comme toutes les villes honorables du Midwest, a un sens un peu classique des civilités (un footing torse nu, naturel sur les rives du Lac Michigan, frôle le strip tease sur Schiller Park), pour l'occasion, se relâchait un peu. Sur les vastes pelouses du parc, au pied des arbres et des scènes, en bordure de l'étang, le long des stands, partout ce n'était qu'attroupements dépenaillés. Un Africain-Américain à la coiffure rasta portait vaillamment le kilt, les houpes rivalisaient avec les crêtes parmi les bandes de rockers, une jeune femme imposante osait les seins nus, les chiens-mêmes était accoûtrés aux couleurs de l'Etat : chacun s'en donnait à coeur-joie au milieu des concerts.

Point de Crosby, Stills, Nash & Young ou de Joe Cocker de ce côté, pas plus de Jimi Hendrix ou de Janis Joplin ; Santana et les Who restaient portés disparus. A la place, d'honnêtes groupes locaux joliment inspirés et portés par la foule. Un blues emmené avait la faveur du public au centre du parc. Une petite formation, qui rappelait les Doors, rassemblait un public plus jeune et branché en bordure de Goodale Street ; devant la scène, on frôlait la communion, sinon le recueillement. Plus tard, et plus loin, vers Swan Street, une formation de jazz ferait la fermeture entre les buffets garnis et les couples dansant.

En marge des festivités, les messages s'entrechoquaient de toutes parts. Les stands politiques tenaient naturellement le haut du pavé : les libertaires y lançaient les mots d'ordre les plus radicaux, pendant la sieste ; des militants démocrates y faisaient la retape pour John Edwards - une personnalité politique mise à mal par un mauvais coup des Républicains en 2004, mais qui reste populaire et respectée. Et les dianéticiens, tout en jaune (s'étaient-ils dopés ?) scrutaient tout cela avec attention dans l'espoir - qui sait ? - de déceler de nouvelles failles et de faire d'autres adeptes.

Les tatouages identitaires n'étaient pas en reste ; mais le tee-shirt restait un vecteur très prisé, qu'il soit militant - "No planet, no party" -, audacieux - "Great ideas are born here"... Ou plus provocateurs : une drag queen affichant un "I kick hippies" peu amical, ou un tee-shirt drapeau sur un stand qui arborait un "Just in case you forgot how he feels about you" montrant un Bush en plein discours, le majeur malencontreusement relevé. la fin de règle accentue la déroute ; même les hauts fonctionnaires fuient les agences fédérales les uns après les autres.

Bref, tous les moyens étaient bons. C'est qu'au-delà des réjouissances, une fête américaine fournit d'abord une remarquable opportunité de communiquer tous azimuts - et, une fois n'est pas coutume, des idées ici plutôt que des produits. Même les poussettes furent armées pour la circonstance de panneaux contre la Guerre en Irak. Si le pacifisme commence au berceau, la relève promet déjà de faire passer la génération de Woodstock pour une bande d'amateurs.

24/07/2007

Bastille Day (l'identité nationale est-elle soluble dans le Chardonnay ?)

C'était Bastille Day, l'autre week-end et, pour la circonstance, Fred T. Holdridge, celui qu'il faut bien appeler "le King" de German Village, nous avait proposé d'être ses invités. Grande figure de la vie locale, qu'il a par le passé largement contribué à animer aux côtés de son compagnon, et bien au-delà de ses fonctions de président du conseil d'administration de la German Village Society, Fred a aussi fait ses études secondaires avec Paul Newman, ce qui fait de notre auguste voisin, à double titre, un incontestable héros de proximité.

Point de grandes pompes pour l'occasion, ni défilé, ni discours, mais une invitation par le German Village Garten Club à une déambulation gourmande dans quelques uns des jardins particuliers les plus joliment dessinés de Beck Street, une des rues historiques qui bordent le côté nord du quartier. A partir d'un point de ralliement établi sur Frank Fetch Park auquel nous nous sommes rendus avec la voiture électrique de Fred, face à l'une des plus somptueuses villas de la place, la manifestation consistait ainsi à se laisser glisser de jardins en jardins, en faisant halte chaque fois auprès de petits buffets aménagés pour la circonstance.

Nous y croisâmes des journalistes de Channel 10, de lointains descendants de Français issus de Franche-Comté, des homosexuels en goguette affichant crânement la tenue des Sapeurs pompiers ramenée du Marais, des notables à la retraite, des cercles de copines, des avocats, une fille aussi éméchée que sa mère (et qu'il fallait discrètement soutenir de-ci de-là au cours de la conversation), des auteurs de livres pour enfants, de vieilles dames respectables, une Russe passionnée de mode française, un couple de hippies, une grande mondaine qui semblait revenir d'Hollywood... bref, toute une faune locale s'y était donnée rendez-vous.

Il régnait sur tout cela une ambiance à la fois mondaine et décontractée, chaleureuse et paisible, bienveillante et retenue autour de Français expatriés qui faisaient le clou de la soirée en lui apportant sa touche d'exotisme. Installés tantôt au centre et tantôt en bordure des jardins, les buffets, simples et bons, rivalisaient de trouvailles, des toasts de veau à l'italienne aux petites brochettes de boeuf bourguignon, des tartines de brie aux tartelettes aux fruits rouges.

Baignés par la lumière douce qui tombait en fin d'après-midi sur Beck Street, les jardins, intimistes et soigneusement entretenus apparaissaient comme les prolongements naturels d'intérieurs cossus, au-delà des verandas qui, le plus souvent, faisaient la transition. Tantôt ils se perdaient dans un lacis d'étroits passages qui zigzaguaient parmi les massifs, tantôt ils s'aménageaient en réseau de terrasses et de patios, de spas ou de piscines, nichés autour des maisons.

Ils ne furent plus bientôt qu'un aimable prétexte, la toile de fond joliment plantée de réjouissances plus gourmandes. Sauf peut-être pour les chiens passés maîtres dans l'art de profiter de toutes les opportunités de goûter aux victuailles (chacun sa technique : certains faisaient les animaux savants et dansaient à la demande, d'autres préféraient la ruse et prenaient le buffet à revers), les aliments eux-mêmes parurent bientôt un prétexte à de multiples toasts, de Sauvignon ou de Chardonnay, généralement portés à l'amitié franco-américaine.

Ainsi, telle était la vision que se faisaient les Américains de notre fête nationale. Peut-être aurions-nous pu, au moins pour l'honneur, faire mine de nous en offusquer car, au fond, l'essentiel pour Bastille Day ici, semblait clairement être de boire. Une sorte de soif d'identité nationale, si l'on veut. Pour un peu, on y aurait perdu son français. On y a, en tout cas, perdu le chemin du retour.

14/07/2007

Kill Bill (vol. 3) Un jour ou l'autre, à Portsmouth

Nous avions bel et bien fini par rentrer dans cette maison, mais nous étions entrés du même coup dans un problème de taille : les travaux - un sujet qu'on ne saisit pas bien tant qu'on n'y a pas mis les deux pieds. La plupart des sols et quelques murs étaient à rafraîchir - la déco laissée par Jack et Carolee, qui avaient habité l'endroit plus de vingt ans, commençait à dater un peu. Deux ou trois autres pièces : une cuisine désuète, une salle de bain psychédélique, un bureau tropicalisé, nécessitaient un traîtement plus radical. Sans compter un possible problème de structure dans la partie la plus récente de la maison et un courtyard à remettre au carré.

Or, les premières consultations que nous avions lancées n'avaient guère donné de résultats concluants. Manifestement, les types du coin nous prenaient pour des Américains et projetaient de se nourrir un moment dans le quartier. Klaus nous avait bien recommandé quelques contractors de ses connaissances ; mais les types n'étaient pas forcément disponibles. Et les alternatives paraissaient plutôt maigres.

C'est à ce moment-là que Bruce, un copain de la fac, proposa ses services. "Avec l'aide d'un ami, me lança-t-il après un tour d'horizon rapide du chantier, on devrait avoir refait les parquets et les peintures du séjour et de la chambre en une semaine, dix jours au plus". Parfait. On était mi-juin et une telle proposition était, à vrai dire, assez inespérée. Je me disais : "Ces Américains, tout de même...". Accord fut conclut pour un démarrage effectif des travaux le jeudi suivant.

Le jour dit, les gars débarquèrent en milieu de matinée à la maison. Bruce me présenta son coéquipier, Bill, apparemment aussi peu commode que compétent. C'était un type assez grand, mince, il portait la barbe et de grandes lunettes rondes aux montures démodées, plutôt du genre laconique. On refit la tournée des pièces à rénover. Bill soulevait un coin de moquette par ci, jaugeait l'épaisseur d'un sol par là, grattait un mur un peu plus loin. L'affaire avait l'air entre de bonnes mains. Un diagnostic clair s'ensuivit, accompagné d'une liste de courses à ramener de chez Lowe's. On s'empressa d'y filer avec Bruce, sur East Broad Street, au-delà de Bexley, pour revenir dare-dare avec le nécessaire pour démarrer les travaux.

Le chantier commença. Je continuais à m'occuper de mes affaires et n'intervenait qu'en soutien, ponctuellement, pour observer le travail, encourager les gars, donner un avis ou un coup de main, ou proposer une pause. Le plus souvent, j'organisais le déjeuner autour d'excellents sandwiches de chez Brown Bag. Ces pauses furent bientôt l'occasion de faire plus ample connaissance. Mis en confiance, et peut-être détendu de-ci, de-là par une touche d'humour à la française, Bill commença à se livrer davantage. A défaut d'être le patron, j'étais le coach de l'équipe. L'ambiance d'ensemble y gagna en chaleur.

D'emblée, Bill se positionna de son côté comme l'expert de la bande. Il s'attela à une préparation minutieuse des parquets partout où il fallait remplacer une latte, boucher un trou, remettre un clou ou redresser une grille. Très vite, c'est Bruce qui prit en main le plus gros du travail, notamment le ponçage, bientôt même exclusivement compte tenu de l'acharnement perfectionniste de Bill à se focaliser sur des détails. Ce n'était pas d'un grand secours, mais c'était rassurant sur la qualité du boulot. Le dimanche soir qui suivit, tout le monde se salua avant de se retrouver le lendemain matin et, ragaillardis par ces nouvelles perspectives, nous allâmes rejoindre Ben et Lora au festival de Short North.

Or, le matin venu, Bruce revint seul. Bill, confia-t-il, avait été retenu un peu plus longtemps que prévu par sa famille, dans le Sud, vers Porsmouth. Mais, ajouta-t-il, le job, dans un autre environnement, à deux heures de chez lui, lui faisait du bien ; avocat spécialisé en droit du travail, Bill venait en effet, à 56 ans, d'être remercié par son cabinet. On attendrait donc son retour un peu plus tard dans la semaine.

Mardi passe. Mercredi dans la foulée. Bruce mettait le paquet pour avancer le chantier. Toujours pas de Bill. Il faisait chaud et le boulot, physiquement, s'avérait assez pénible entre le bruit et la poussière, même en ouvrant les fenêtres et en installant un système de ventilation vers la rue - vers lequel les promeneurs étaient bien inspirés de ne pas se pencher en passant ; et cela sans parler du jardin que l'on avait commencé à préparer peu avant. Bref, ça attaquait de tous les côtés en même temps.

Finalement, Bill se résolut à appeler dans le courant de la semaine pour informer Bruce qu'il laissait tomber et qu'il lui souhaitait bonne chance pour la suite. Bruce m'avait bien dit que son copain était un peu bizarre mais là, on dépassait les bornes. Il y avait eu un engagement, clair - et moins envers nous que vis-à-vis de son coéquipier, qui se retrouvait seul avec un boulot qui se révéla plus dur et plus long que prévu. Bref, trois semaines plus tard, on n'était guère plus avancé, et encore avait-on fini par renoncer, pour cette tranche de travaux, à attaquer les peintures.

Bruce peinait pour venir à bout des lattes de chêne en bas et de vieux pin à l'étage, et l'échéance de son départ au Canada - le 4 juillet, un choix délibérément anti-républicain -, pour un séminaire d'été à l'Université de Laval, approchait. En même temps, la poussière s'était infiltrée partout, les meubles continuaient de s'entasser dans l'arrière-cuisine et on finit par installer une chambre de fortune dans le bureau et une partie du dressing dans la laundry. Pour un peu, on aurait pu lancer une version remixée du jeu des sept familles : "Dans la famille Le Souk & Associates, je demande à récupérer un slip dans la salle de bains ? - Pioche dans la cuisine...". Un vrai bonheur.

Depuis lors, Bruce a quitté l'Etat pour un mois, et c'est Steve, son beau-père - un spécialiste, fiable celui-là - qui est venu à la rescousse pour achever le travail, avec le renfort ponctuel de sa fille et de son fils. Tout ceci commençait à ressembler à une entreprise familiale en train de se constituer. Ne manquaient plus que les chiens de Bruce dans l'affaire, encore que ceux-là - des Bergers danois, plus grands que nous lorsqu'ils se déployaient - eussent sans doute apporté une petite touche de créativité scandinave qui se serait peut-être avérée superfétatoire en plein Midwest.

A la mi-juillet, on y était encore.

Pendant ce temps-là, sans doute Bill se prélasse-t-il dans son trou de Porsmouth. Peut-être même regarde-t-il des films, de temps à autres, sur un vieux fauteuil en cuir, en vidant quelques mauvaises bières. Le mieux, tant qu'à faire, serait de jeter à nouveau un oeil sur le dernier Tarantino pendant qu'on mord encore la poussière par ici, histoire de se clarifier les idées. Sur ce qui pourrait arriver, un jour ou l'autre, à Porsmouth.

12/07/2007

Ray's Gang (une amitié, ça n'a pas de prix)

Ray a débarqué un matin à la maison, deux heures avant le rendez-vous convenu. C'était un samedi. Il faisait déjà chaud, même à l'ombre des platanes. Je l'avais appelé la veille. Il avait déboulé aussi sec, dans un gros 4x4 Ford gris métallisé - on aurait dit un modèle 150, peut-être même plus puissant. Deux gars suivaient de près dans une vieille Chevrolet rouge, sérieusement attaquée par la rouille.

"If your are looking for someone to haul your items at an affordable price, call Ray at...". Suivait son numéro, bien en évidence sur le petit prospectus rose - une attention délicate, quoique légèrement à contre-emploi - qui avait été coincé sur les essuie-glaces des voitures du quartier. Le papier précisait : "No items is too big or too small, Ray's Hauling will haul anything at anytime".

Un sésame faisait office de conclusion : "Ray's Hauling is well known in the German Village area". Vu la tête effrayée que firent promeneurs et voisins autour du chargement, je doutais sérieusement que la bande soit venue avec la recommandation des alentours. Ou alors ce devait être plutôt de l'Est de Parson, de l'autre côté de German, là où commence le ghetto.

Au téléphone, Ray avait bien marmonné quelques mots, et donné l'impression d'écourter la conversation autant que possible, une fois le rendez-vous fixé. Bourru, mais dispo. Appeler le boss d'un gang local pour expédier quelques vieilles affaires à la décharge, ce n'était sans doute pas l'idée la plus lumineuse que j'aie eue depuis notre arrivée dans le quartier. Mais c'était la seule que j'avais sous la main, et elle avait l'air honorable - du moins, avant que Ray ne se pointe à la porte avec ses gars. Je ne sais pas pourquoi : ils donnaient l'impression d'avoir envie d'en découdre.

Il a fallu vite s'adapter. Les types commençaient à charger ce que je leur avais indiqué à la volée avant que nous n'ayons commencé à discuter du prix de l'enlèvement. Quand j'ouvris la discussion sur le sujet, Ray commença par mettre la barre assez haut compte tenu des "frais incompressibles" de dumping qu'il avançait. Et l'addition cavalait naturellement au-dessus de ce seuil. Je faillis mettre fin illico au deal. Mais je me ressaisis assez vite. Le planter là, à peine débarqué, avec ses gars, c'était prendre le risque de le mettre de très mauvaise humeur. Ray - un colosse black assez large, avec une tête de boxeur aplatie -, n'avait pas l'air d'un type commode, et ses copains ne déparaient pas dans le portrait d'ensemble.

Une fois les lieux repérés, et vu l'allure de la bande, rien ne l'empêchait de repasser une autre fois, à la fraîche, la maison vide - ou vidée après son passage. Non, le mieux était encore de conclure le deal, et dans des termes qui lui paraîtraient décents. J'en profitais, du coup, pour charger franchement la barque et lui refiler tout ce qui, depuis le déménagement, était de trop. Enormes bacs à fleurs qui pourrissaient sur place, gros paquets cartonnés d'objets inutiles, tas de briques et de cailloux, vieilles moquettes arrachées pour la circonstance - bon débarras avant d'attaquer le parquet -, morceaux de bois, déchets en tout genre... Il ne serait pas venu pour rien.

Au prix convenu, Ray s'était détendu. Il avait même commencé à m'entretenir de Roland Garros - j'ai mis un peu de temps à capter de quoi il voulait me parler avec son "Raïn'Gross" -, et de deux ou trois choses qu'il avait en tête à propos de la France. Mais il s'est vite rembruni en voyant le Chevrolet déborder de tous les côtés. Comme ses gars suaient à grosses gouttes dans les allées-et-venues entre l'étage et la benne, et que Ray insistait lourdement sur la pénibilité de la tâche, je lui rappelais tout de même la différence entre ce que j'allais leur verser et le salaire minimum en vigueur chez l'Oncle Sam. Mais cela ne fit que détériorer un peu plus l'ambiance.

Une fois le foutoir entassé dans la benne, le jardin éclairci et la maison nettoyée, il était temps de conclure. Ne restait plus qu'à avancer la monnaie. Et là, problème : pas de cash à la maison. Ce n'était apparemment pas le genre de mes nouveaux amis de prendre les chèques ou de sortir le week-end avec une machine à carte bleue. Je devins vert. Et Ray aussi tendu tout à coup que ses gars, en nage devant l'entrée, avaient le regard noir. Je sentis qu'il fallait trouver autre chose qu'un argumentaire, même bien ficelé, pour se sortir de ce coup-là.

Finalement, je proposai une escapade commune à la Huntington Bank la plus proche. Ray accepta de mauvaise grâce et me colla de près avec sa Ford sur le trajet, pendant que la Chevrolet prenait le chemin de la décharge. Je crus les avoir perdus à l'approche de la banque, à la faveur d'un feu rouge qui coupa le convoi. Mais Ray reparut aussi sec, et vint s'intercaler entre la Jeep et l'entrée. Je finis par ressortir quelques instants plus tard avec l'argent. Ray et l'un de ses gars, lunettes de soleil méchamment enfoncées sur le visage, commençaient à s'impatienter sérieusement, calés dans la pénombre de la cabine. Des accélérations répétées faisaient rugir le moteur.

Je marquai un temps d'arrêt, le fixai. Puis je m'approchai et tendis lentement l'enveloppe à travers la vitre en surveillant les mains des gars à l'intérieur. Ray pris l'enveloppe sans un mot. Puis la Ford démarra sur les chapeaux de roue et disparut à l'angle du bâtiment avant de reparaître près de l'autre aile en s'engageant, d'un virage sec, dans High Street.

A ma surprise, Ray, qui avait encore tenté de surenchérir avant de me filer le train à la banque, n'avait pas compté les billets. Il est des conventions inutiles : c'est le privilège des grandes amitiés. Et celle-là en était bien une, où je ne m'y connaissais pas en étrennes.