12/07/2007
Ray's Gang (une amitié, ça n'a pas de prix)
Ray a débarqué un matin à la maison, deux heures avant le rendez-vous convenu. C'était un samedi. Il faisait déjà chaud, même à l'ombre des platanes. Je l'avais appelé la veille. Il avait déboulé aussi sec, dans un gros 4x4 Ford gris métallisé - on aurait dit un modèle 150, peut-être même plus puissant. Deux gars suivaient de près dans une vieille Chevrolet rouge, sérieusement attaquée par la rouille.
"If your are looking for someone to haul your items at an affordable price, call Ray at...". Suivait son numéro, bien en évidence sur le petit prospectus rose - une attention délicate, quoique légèrement à contre-emploi - qui avait été coincé sur les essuie-glaces des voitures du quartier. Le papier précisait : "No items is too big or too small, Ray's Hauling will haul anything at anytime".
Un sésame faisait office de conclusion : "Ray's Hauling is well known in the German Village area". Vu la tête effrayée que firent promeneurs et voisins autour du chargement, je doutais sérieusement que la bande soit venue avec la recommandation des alentours. Ou alors ce devait être plutôt de l'Est de Parson, de l'autre côté de German, là où commence le ghetto.
Au téléphone, Ray avait bien marmonné quelques mots, et donné l'impression d'écourter la conversation autant que possible, une fois le rendez-vous fixé. Bourru, mais dispo. Appeler le boss d'un gang local pour expédier quelques vieilles affaires à la décharge, ce n'était sans doute pas l'idée la plus lumineuse que j'aie eue depuis notre arrivée dans le quartier. Mais c'était la seule que j'avais sous la main, et elle avait l'air honorable - du moins, avant que Ray ne se pointe à la porte avec ses gars. Je ne sais pas pourquoi : ils donnaient l'impression d'avoir envie d'en découdre.
Il a fallu vite s'adapter. Les types commençaient à charger ce que je leur avais indiqué à la volée avant que nous n'ayons commencé à discuter du prix de l'enlèvement. Quand j'ouvris la discussion sur le sujet, Ray commença par mettre la barre assez haut compte tenu des "frais incompressibles" de dumping qu'il avançait. Et l'addition cavalait naturellement au-dessus de ce seuil. Je faillis mettre fin illico au deal. Mais je me ressaisis assez vite. Le planter là, à peine débarqué, avec ses gars, c'était prendre le risque de le mettre de très mauvaise humeur. Ray - un colosse black assez large, avec une tête de boxeur aplatie -, n'avait pas l'air d'un type commode, et ses copains ne déparaient pas dans le portrait d'ensemble.
Une fois les lieux repérés, et vu l'allure de la bande, rien ne l'empêchait de repasser une autre fois, à la fraîche, la maison vide - ou vidée après son passage. Non, le mieux était encore de conclure le deal, et dans des termes qui lui paraîtraient décents. J'en profitais, du coup, pour charger franchement la barque et lui refiler tout ce qui, depuis le déménagement, était de trop. Enormes bacs à fleurs qui pourrissaient sur place, gros paquets cartonnés d'objets inutiles, tas de briques et de cailloux, vieilles moquettes arrachées pour la circonstance - bon débarras avant d'attaquer le parquet -, morceaux de bois, déchets en tout genre... Il ne serait pas venu pour rien.
Au prix convenu, Ray s'était détendu. Il avait même commencé à m'entretenir de Roland Garros - j'ai mis un peu de temps à capter de quoi il voulait me parler avec son "Raïn'Gross" -, et de deux ou trois choses qu'il avait en tête à propos de la France. Mais il s'est vite rembruni en voyant le Chevrolet déborder de tous les côtés. Comme ses gars suaient à grosses gouttes dans les allées-et-venues entre l'étage et la benne, et que Ray insistait lourdement sur la pénibilité de la tâche, je lui rappelais tout de même la différence entre ce que j'allais leur verser et le salaire minimum en vigueur chez l'Oncle Sam. Mais cela ne fit que détériorer un peu plus l'ambiance.
Une fois le foutoir entassé dans la benne, le jardin éclairci et la maison nettoyée, il était temps de conclure. Ne restait plus qu'à avancer la monnaie. Et là, problème : pas de cash à la maison. Ce n'était apparemment pas le genre de mes nouveaux amis de prendre les chèques ou de sortir le week-end avec une machine à carte bleue. Je devins vert. Et Ray aussi tendu tout à coup que ses gars, en nage devant l'entrée, avaient le regard noir. Je sentis qu'il fallait trouver autre chose qu'un argumentaire, même bien ficelé, pour se sortir de ce coup-là.
Finalement, je proposai une escapade commune à la Huntington Bank la plus proche. Ray accepta de mauvaise grâce et me colla de près avec sa Ford sur le trajet, pendant que la Chevrolet prenait le chemin de la décharge. Je crus les avoir perdus à l'approche de la banque, à la faveur d'un feu rouge qui coupa le convoi. Mais Ray reparut aussi sec, et vint s'intercaler entre la Jeep et l'entrée. Je finis par ressortir quelques instants plus tard avec l'argent. Ray et l'un de ses gars, lunettes de soleil méchamment enfoncées sur le visage, commençaient à s'impatienter sérieusement, calés dans la pénombre de la cabine. Des accélérations répétées faisaient rugir le moteur.
Je marquai un temps d'arrêt, le fixai. Puis je m'approchai et tendis lentement l'enveloppe à travers la vitre en surveillant les mains des gars à l'intérieur. Ray pris l'enveloppe sans un mot. Puis la Ford démarra sur les chapeaux de roue et disparut à l'angle du bâtiment avant de reparaître près de l'autre aile en s'engageant, d'un virage sec, dans High Street.
A ma surprise, Ray, qui avait encore tenté de surenchérir avant de me filer le train à la banque, n'avait pas compté les billets. Il est des conventions inutiles : c'est le privilège des grandes amitiés. Et celle-là en était bien une, où je ne m'y connaissais pas en étrennes.
15:16 Publié dans Du rififi chez les Yankees | Tags : bande, argent, ghetto, littérature | Lien permanent | Commentaires (0)