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30/03/2008

L'art délicat du rond-de-jambe en dehors sous climat continental (2) La question de l'universel

En ouvrant la jolie barrière de fer noir ouvragé du début du siècle dernier, je ne peux que tomber nez-à-nez avec les intrus. Depuis, nous avons réinstallé notre somptueuse chaîne B/O - le modèle Beolab 8000, à utiliser avec le système Beosound 9000 : "une pure icône musicale" souligne la notice publicitaire de l'objet qui ajoute, sobre : "une véritable universalité", ce qui me fait penser qu'il faut que je me tape le dernier François Jullien dont le titre, à lui seul, est un vrai bonheur : "De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue des cultures". Encore le titre n'est-il rien à côté de la conversation avec la libraire, une femme qui vient d'un "milieu d'argent" mais qui "croit en l'Etat". Et qui croit aussi que notre civilisation l'emportera sur la chinoise si nous persévérons dans notre être. Ou quelque chose comme ça. Bref, avec ce matos high tech, à l'avenir, en cas d'incident, je pourrais monter perfidement le volume en faisant comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, en faisant au besoin quelques pas de danse, à défaut de footing, dans le salon. Et puis si l'incident en question sur le trottoir se révèle être un début de catastrophe nucléaire ou quelque chose dans le genre, tant pis, ce sera comme une ultime élégance, vaine et magnifique, qui s'évanouira dans l'azur. De toutes façons, entre mourir carbonisé direct dans le salon ou courir se cacher à la cave, y a pas à tortiller : il vaut encore mieux prendre l'option de la mort instantanée dans le salon.

Mais là, dans ma tenue de jogging préférée au milieu des passants sur ce trottoir verglacé, je ne peux pas me retrancher dans le salon et monter le son. - Que se passe-t-il donc ? lancè-je à l'homosexuelle assemblée. Et là, j'apprends un truc absolument incroyable : Richard - Richie pour les intimes -, mon voisin d'en-face, s'est lamentablement vautré sur le verglas en sortant de chez lui la veille et montre à qui veut bien s'arrêter sur le trottoir le haut de sa fesse droite marquée d'une large brûlure rougeâtre. Je vois bien en même temps que les deux autres commencent à profiter de mon arrivée pour filer en douce. Ils ont raison : mais qu'est-ce qui lui prend-il donc au Richard, il le voit pas peut-être que c'est pas très joli-joli à voir sa blessure de guerre ? Bref, il faut agir vite. Je commence à trottiner en direction du parc pour empêcher Richie, à la recherche d'un relais de conversation de trottoir, de me coller deux plombes avec son histoire passionnante.

Au début, je l'aimais bien, Richie. Aujourd'hui encore aussi, d'ailleurs, mais différemment, disons à distance respectueuse. Avant je discutais volontiers avec lui, en le croisant l'après-midi. Jusqu'à ce que je comprenne que ces élans de jovialité, sur le coup de cinq-six heures, ne soient généralement que la conséquence de la beuverie en règle de l'après-midi. Ses hésitations ou sa lenteur, que je mettais sur le compte d'une sorte de réserve, ont fini par apparaître pour ce qu'elles sont : une lourdeur de poivrot. La difficulté, c'est de faire la synthèse entre ce Richard-là, le plus souvent rond comme une queue de pelle, et celui qui, plus jeune, formé au ballet d'Akron, était un danseur passionné qui fit même de nombreuses tournées en Europe, à Londres, à Nice, et j'en passe. Pourtant, quand il me parle de la France maintenant, ce n'est plus que pour louer les bouteilles fameuses de la Côte de nuit, le reste j'ai l'impression, il s'en fout un peu.

Ah, elle est belle la danse américaine. Il n'a quand même pas pu s'empêcher de s'assurer que, moi aussi, je pouvais pratiquer le verglas en tutu avec lui dans un duo magnifique un soir de blizzard. L'autre soir, alors que l'on s'apprêtait à monter en voiture pour aller dîner, il nous salue, échange quelques mots avec nous en contournant sa vieille mercedes (mais bien pourrie comme mercedes, avec un grandiose bruit de ferraille qui terrorise tous les écureuils du quartier, pauvres bêtes) et, pile au moment où on réussit à le lâcher, patatras ! re-rond comme une queue de pelle, il se re-vautre sur son verglas préféré dans un sublime dérapage, juste avant le passage piéton. Danse avec les clous. Et qui c'est qui s'y colle, pour le relever ? En tout cas, j'aurai essayé, en l'attrapant sous les bras, mais ça a marché moyen, il a fallu qu'il y mette du sien, Richard du Déclin. Misère. Richie, je t'en conjure, si toi aussi, comme le voisin du 600 et quelque, tu as repéré ce blog et que tu te souviens comment fonctionne ton traducteur Google, ressaisis-toi : (re)lève-toi et (ne rate plus la) marche.

30/08/2007

On achève bien les ados (la compassion de Laura Cole)

Après une intense journée de travail sur trois ou quatre sujets en même temps, compliquée par surcroît de nouveaux dêmélés administratifs, je m'apprêtais, comme souvent, à aller courir aux environs de sept heures sur Schiller Park. J'étais quasiment prêt quand, soudain, on sonne. Je m'en vais ouvrir de bonne grâce, bien que la pulsion de la petite foulée en fin de journée ait quelque chose de relativement irrépressible.

En fait, et contrairement à mes footings océaniens, le soir venu, au long des cocoteraies - qui, oui, parfois me manquent -, ces sorties-là sont l'occasion le plus souvent d'un moment d'isolement, de recentrage, de concentration particulier, voire de chautauqua, cette sorte de déambulation mentale que l'on déroule comme un fil, aurait dit Pirsig dans son Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes. Un nouveau couple d'Adventistes du Septième jour peut-être ? A moins qu'il ne s'agisse de fervents adeptes de l'Eglise de Zion, ou de David Beckham passé me saluer en ami ? - Sacré David.

En fait, non. Quand Laura Cole s'est présentée sur le pas de ma porte, j'ai d'abord crû à une sorte de psychologue, ou d'assistante sociale, venue me réconforter après l'agression de l'autre jour. Il faut dire qu'elle s'est tout de suite enquise de ma santé avec un sens de la compassion que, dans ma tenue de jogging, bouche bée, là, comme ça, au-dessus des marches, j'ai trouvé vraiment charmant. Mais si la compassion est l'un des grands ressorts de ce monde, las ! Rien n'est gratuit... La fourbe était en fait une envoyée spéciale de CBS venue tout spécialement m'interviewer sur les lieux du délit.

Il s'agissait de boucler un sujet pour le journal du soir sur Channel 10 consacré à la recrudescence de la criminalité au sud de Columbus. Pensez donc : on dénombre 28 agressions au cours des trois dernières semaines. Heureusement que je ne les ai pas rencontrés à chaque fois, ces types, ça m'aurait lassé. Une fois ça va, ce serait presque même divertissant, mais vingt-huit là, 1,333 par jour, non merci. Ou alors on en profite pour travailler vraiment le sujet, on pimente les dialogues, on met du rythme, et on finit par mettre sur pied un truc hollywoodien... Bon, ok, je veux bien me faire interviewer, mais pas en short. Ni devant le numéro de la maison. D'ailleurs, l'agression ayant eu lieu dans la rue d'à-côté, il suffira de faire deux pas pour tourner le sujet.

Me voilà donc ressorti deux minutes plus tard tout fringant - point trop non plus, pour garder un petit côté cowboy, voire boxeur, à mon avis indispensable aussi bien à la reconstitution de la scène qu'au message que je m'apprête à délivrer à l'Amérique profonde. Au milieu de Columbus Street, le caméraman m'équipe d'un micro et teste la lumière pendant qu'on commence à bavarder avec ma nouvelle amie journaliste. De fil en aiguille, je déroule le récit (que je vais d'ailleurs bientôt pouvoir raconter en chinois en faisant le poirier si ça continue). Je prends même du recul à sa demande pour reprendre mon arrivée dans la rue et la scène du choc des civilisations au milieu de la route.

Il y avait deux options possibles. La première : noircir le tableau à mort, en faire un thriller auquel j'aurais échappé de justesse, encore sous le choc face aux caméras. La seconde : en faire un récit plus distancié, dédramatisé, presque léger. La télévision américaine aurait naturellement préféré la première, histoire de continuer à mettre le feu aux poudres - on connaît l'histoire du ressort de la peur depuis le film de Moore. Mais je ne tiens pas particulièrement à ce que les trois types de vingt ans finissent lynchés au coin de Reynoldsburg.

Ou en prennent pour cent cinquante ans de prison. Je ne plaisante pas : il y a deux ans, pour mettre fin à une série de cambriolages, faire un exemple et sanctuariser ce quartier chic, c'est ce qu'ils ont collé à une autre bande de trois types, vers Jaeger. Entendons-nous : cent cinquante, ce n'était pas le total, mais la peine de chacun. Sentence de pierre, silence de mort. Franchement, quand j'y pense, ça me rend fou. A lui seul, ce fait-là pourrait ruiner définitivement toute espèce de sympathie à l'égard de l'Amérique. Et me faire ouvrir une cellule trotzkiste au beau milieu de Third Street, juste pour voir. Et aussi pour mettre un peu le souk, comme à la belle époque. On ne devrait jamais trop s'éloigner de son adolescence.

En attendant, je calme à nouveau le jeu entre les poubelles, le lampadaire, la caméra et la chaussée de Columbus Street. A la question de savoir si j'ai été effrayé, je lui réponds tranquillement que non, que ça va trop vite et qu'à proprement parler, on n'a pas le temps. La seule chose, c'est de rester concentré sur le flingue parce que ça peut partir n'importe comment (encore qu'en y repensant, c'était tout de même peu probable) et de la jouer cool en essayant de calmer le jeu. Que feriez-vous si c'était à refaire ? Une amie ici avait suggéré de parler tout de suite en français. Pas bête, ça surprend, ça complique, ça peut dérouter. Pas bête, mais pas sûr du tout non plus : a priori, l'objectif n'était pas de bavarder. Bref, je crois bien que j'aurais fait la même chose, en fait.

Tout cela finit par passer quelque part pour l'édition de 23h00. Pas grand chose à dire sur le sujet. Ça le fait plutôt bien. C'est un métier. Et puis, si j'ai déjà, dans une autre vie, fait des sujets (des interviews radio en l'occurence) avec Melbourne, Hong-Kong ou Singapour, je n'avais encore rien réalisé en direct avec la télé américaine. D'ailleurs, je confesse avoir accepté l'interview, non pas seulement par jeu, mais aussi pour des raisons professionnelles, pour vérifier : mais rien de plus universel qu'un sujet d'actu pour la télé, en fait.

Ce qui me frappe le plus, c'est que j'ai l'air désinvolte au début, magnanime à la fin, et qu'au milieu, je trouve le moyen de partir d'un grand éclat de rire en reconstituant la scène. Et ils retiennent la prise, en plus. De deux choses l'une : ou bien j'ai en effet été traumatisé et c'est un rire nerveux ; ou bien c'est vraiment à désespérer, à certains moments, de mon manque d'esprit de sérieux. C'est comme si les choses étaient à la fois très graves et infiniment drôles, sans que je parvienne très bien à choisir, vous comprenez ?

Au moins avec une balle entre les deux yeux, ç'aurait été moins équivoque comme reportage vu que des cadavres qui font les malins par ici, depuis la conquête de l'Ouest, il n'y en a tout de même pas des masses.

11/08/2007

Variations sur une rencontre (1) Interculturel

Ça s'est passé hier soir, après le dîner. Il faisait un peu chaud pour dîner dehors, mais la température et l'humidité avaient tout de même un peu baissé depuis le début de la semaine ; et puis la pause de la fin de journée, dans le jardin, reste un moment privilégié pour nous ; pour les écureuils aussi, d'ailleurs. Au menu : asperges et oeufs mollets, pasta alla siciliana (une délicieuse recette maison), et quelques pêches fraîches parfumées à l'Amaretto pour finir. Je remontai après ça travailler sur un article au bureau. Soudain, le tonnerre se met à gronder. Des éclairs flashent à travers la fenêtre, en direction de l'ouest. La météo confirme le passage de sévères orages pour la nuit.

Moi, l'orage, je n'ai jamais pu résister : il faut que j'aille y voir de plus près. Je mets donc le nez dehors côté jardin, puis j'enfile un ciré, attrappe une paire de sandales en passant (c'est mon côté océanien) et pars faire le tour du pâté de maisons sous une pluie battante. De City Park Avenue, je tourne sur Frankfort Street, passe devant Max and Erma's (qui affiche, ces derniers temps, de nouvelles spécialités mexicaines), longe la laverie puis la cave sur Third Street, qui fait l'angle, et tourne à droite sur Columbus Street pour revenir vers la maison. La pluie est toujours battante. La rue est sombre, éclairée de biais et de loin par les lampadaires des rues avoisinantes.

Je m'y engage franchement. A l'autre bout, j'aperçois trois silhouettes qui avancent, les unes derrière les autres, sur le trottoir d'en-face. J'hésite une fraction de seconde : je ne suis encore qu'au début de la rue. Il peut y avoir un risque, mais je juge rapidement, sans doute un peu trop, qu'il n'y a pas de danger : la démarche n'est pas agressive et le petit groupe, des types d'une vingtaine d'années, semble filer droit sous la pluie. Pourtant, quand j'arrive à leur hauteur, deux des types foncent sur moi. L'un crie : "Give me the money, give me the money !". Je crois à un canular adolescent. Je dirige mon regard vers eux. A ce moment, l'un des membres de la bande, un Noir élancé, encapuchonné dans une sorte de Kway, légèrement de côté par rapport à moi, me donne un coup au visage que je ne vois pas partir.

Je ne distingue pas bien le deuxième, à côté de lui. Par le mouvement qu'elle a fait vers moi, la bande nous a ramené tout près du trottoir. Derrière, il y a le mur, une voiture et, entre les deux, un poteau électrique qui bouche le passage ; il y a un lampadaire au-dessus, mais un arbre au-dessous fait écran. Mon regard s'attache tout de suite à suivre le troisième larron, un Blanc, assez petit, plutôt enrobé. Il se détache de ses copains, me contourne légèrement par la droite et reste à environ trois mètres. Il tient un pistolet à la main. Il paraît nerveux. Il lève et abaisse son arme successivement, donne le sentiment de ne pas savoir quoi faire au juste. A partir de ce moment, je ne les quitte pas yeux, lui et son pistolet, et me place, par rapport à lui, non pas de face mais sur le côté. Au cas où il lui prendrait l'envie de tirer.

Derrière, ça continue : "Give me the money, give me the money !". Pas moyen d'utiliser ces deux-là comme écran, aucun ne vient se placer dans la ligne de tir. Ils ont plutôt l'air d'amateurs, mais cette disposition-là semble avoir été calculée. Un nouveau coup de poing part sur le côté. Je ne sens rien. Les deux coups ont porté, mais en manquant de puissance. Ça fait un peu petites frappes. Je fais un geste d'apaisement, interpose une main vers eux, mais sans répondre à l'agression. Les deux types sur le côté, grands, mais légers et nerveux, sont parfaitement prenables, mais je reste sous la menace de l'arme, complètement à découvert sur la droite, ce qui m'empêche de tenter quoi que ce soit vers mes agresseurs. Je dis que je n'ai pas d'argent. J'insiste. J'ouvre les bras. J'en remets une couche. Je ne suis pas d'ici. On se calme. L'un d'eux me passe rapidement la main sur les poches pour vérifier : rien.

Ils hésitent. Les deux types s'écartent. Le petit gros reste face à moi. Il lève l'arme, la braque sur moi. Un instant, il donne l'impression de me viser le genou. Il remonte vers la tête. Redescend son arme. Je refais signe de mes mains ouvertes vers le sol pour calmer le jeu. Il n'y a rien. Rien à gagner, rien à perdre. Du calme. Il faut en rester là. Mais je n'ai plus la main. Le genou, le ventre, la tête ? Ça peut partir. Ça peut aussi ne pas partir. Tout dépendra de ce qui lui passera par la tête. Ils viennent peut-être de voir ensemble un film de gangs hyper violent, ou de jouer à un jeu video du même genre. Ils sont nerveux. Le gros me regarde, crie encore : "Give me the money !". Il braque à nouveau son arme sur moi.

Puis, tout à coup, il donne le signal du départ : les deux autres détalent à toute allure par où ils sont venus. Il garde son arme dirigée vers moi deux secondes encore peut-être, puis leur emboîte le pas. Le groupe se replie sur City Park Avenue. Je les suis depuis le trottoir opposé jusqu'au carrefour. Ils s'engouffrent dans une voiture garée devant la maison. La voiture démarre, remonte un peu la rue, tourne dans Frankfort Sreet, puis disparaît dans la direction de Pearl puis de High Street.

Je rentre à la maison. Mon entrée dans la salle de bains ne passe pas inaperçue : j'ai été touché légèrement à la lèvre, et à l'arcade, ça a donc pissé un peu le sang. Je bénéfice tout de suite de soins de premier plan : alcool, pommade pour la lèvre, pansements cicatrisants... Un vrai petit hôpital, à la maison. C'est bizarre. Je suis calme. C'est, je pense, l'effet du flingue braqué sur moi : partira, partira pas ? On ne peut que tenter de calmer le jeu et espérer que ça marchera. Mais ça aurait pu ne pas marcher et, de fait : ça calme.

En même temps, je suis en colère : German Village, le quartier, est réputé sûr, mais l'agression a eu lieu dans la rue à côté, et surtout la voiture était garée devant la maison - devant la maison ! La veille, ma compagne était allée faire quelques pas, la nuit tombée, vers Schiller Park en remontant la rue... Je me décide à appeler la police. Il est probable que ces jeunes types ne soient pas dangereux et aient agi sous le coup d'une sorte de défi ; peut-être avaient-ils aussi besoin d'argent. Mais ici, en Amérique, c'est trop dangereux. A cause des armes. Et de la violence sous-jacente. Je ne veux pas qu'on prenne le risque.

Le reste de la soirée se passe donc à expliquer l'affaire à l'agent Rich Kindler, matricule 2187, un petit air irlandais, qui reconnaît que les armes circulent un peu trop facilement dans ce pays, mais qui n'en préfère pas moins l'Ardèche à Paris. Je crois comprendre que c'est à cause du périph.

30/05/2007

Qui veut rêver de gagner des millions ? (ma vie matérielle)

Mais c'est un vrai quartier de millionnaires, ce coin de German Village, qui d'ailleurs, comme tout quartier de millionnaires qui se respecte, devrait n'accueillir que des millionnaires. Il va falloir que je leur en parle, à mes nouveaux voisins.

Il faut toujours dire la vérité.

C'est ce que m'a appris mon père, à huit ans, lorsque l'on est allé habiter à la campagne et que j'ai raconté à tout le monde que j'étais champion de karaté. Il faut dire que je trouvais ça un peu ballot, comme idée, d'habiter la campagne, cauchoise en plus comme campagne - finir déjanté comme Maupassant, merci bien. D'ailleurs, à certains moments, ça n'a pas dû me passer bien loin, la déraison et, aujourd'hui encore, il y a des fois où je dois rester bien concentré pour ne pas m'emmêler les synapses.

Bref, j'ai dû surcompenser. Je faisais même des démonstrations de maniement du fouet - une technique chinoise ancestrale, comme chacun sait - devant mes nouveaux amis ébahis.

N'importe quoi.

Comme à l'école primaire, quand j'entraînais derrière moi toute la cour de récréation dans le rôle de Napoléon. Un soufle incontestable. C'est beau, l'enfance d'un chef. Ou que je mettais la foule en transe dans des concerts de rock mimés au coin de la cantine avec mon copain Christophe Lias (que je mettais au fond, à la batterie). Je crois bien qu'on a inventé une nouvelle langue par la même occasion, dans une sorte de no man's land linguistique entre le français et l'américain (il n'y a tout de même pas de hasard), avec peut-être aussi une petite pointe de swahili de temps à autres - ça fait toujours chic un petit laïus sur les racines africaines des mélodies endiablées dans les interviews d'après-concerts, dans le journal de l'école, en sirotant une grenadine au bord de la piscine municipale.

L'esperanto, à vrai dire, on s'en foutait un peu. L'essentiel, c'était de faire vibrer la foule. Ce qu'a d'ailleurs, plus tard, confirmé sans ambages mon thème astral des éditions Marabout selon lequel j'avais une relation privilégiée à la femme, à l'enfant - et à la foule. Et aussi que j'étais un amant remarquable, je n'invente rien, je veux dire, c'était incontestablement écrit par les gars de Marabout qui devaient quand même s'y connaître sur le sujet, sinon ils auraient pas fait écrivains chez Marabout. C'est d'ailleurs à ce moment-là - une mauvaise passe - que j'ai trouvé ça pas con, l'astrologie, ça me revient maintenant.

N'empêche, l'ivresse de la scène, les enfants, c'est vrai que ce n'est pas donné à tout le monde, mais c'est tout de même quelque chose.

Tout ce succès ne m'a d'ailleurs pas empêché de rester un garçon très accessible par ailleurs. J'ai su garder la tête froide. Un vrai gentleman, simple, avec toujours un mot gentil pour ses fans. Surtout pour Anne et Nath, je n'ai jamais pu réussir à choisir entre les deux. J'ai vu plus tard que Ray Charles avait eu le même problème, ça a fini par m'aider, cette proximité, je ne dis pas de nos talents - Ray déclinait un peu à l'époque tandis que j'étais en pleine ascension à l'école Henri Cahan - mais au moins de nos dilemmes, même si ça a pris du temps.

Mais, à la différence de Ray, j'ai évité la coke. Le talent musical avec, mais déjà, avec un dilemme, j'ai du mal, alors avec deux en même temps, il aurait fallu qu'en plus de la coke, je me mette à la sophrologie et j'ai toujours trouvé ça un peu fantasque, comme discipline, la sophrologie. Moins rigolo que la dianétique en tout cas, bien que je ne sois pas très calé non plus en dianétique.

Bref, comme il n'était pas encore fermement établi, à l'époque, que je fusse vraiment visionnaire - et cela bien que j'eusse tout de même fini, quelques années plus tard, par me commettre sur les tatamis de l'Université de Mont-Saint Aignan au cours d'une première année universitaire aussi brillante sur le plan intellectuel que lamentable sur le plan administratif (j'y reviendrai si le lecteur le souhaite, ça éclairera d'un jour neuf le débat, parfois un peu technique il faut bien le reconnaître, sur la réforme de l'Université) -, mon père a suggéré que je dévoile le pot aux roses.

- Père, vous n'y pensez pas ? (On pourrait pas trouver un petit arrangement, genre, je tonds la pelouse ou j'arrête de torturer ma cousine, et on n'en parle plus ?). Mais non, Père, qui condamne l'esbroufe par tempérament plus encore que par philosophie, resta inflexible. Je dois dire que j'ai un peu ramé après ça pour redresser mon image, la vache. Et ça n'a pas été la dernière fois.

Mais tout ceci ne nous avance guère : comment je fais, moi, maintenant, pour leur avouer qu'on n'est pas millionnaires, à mes nouveaux voisins ? Dans la campagne cauchoise, passe encore, surtout entre Criquetot Isneauville et Hautot-le-Vatois : il n'y en a pas un qui est assujetti à l'ISF, une vraie misère, c'est pas comme entre Baons-le-Comte et New York, par exemple.

Mais ici, ça va faire tâche, je le sens, ils voudront plus me parler mes voisins. Pourtant, moi, je ne suis pas sectaire, et on me trouve généralement sympathique. Quoique, ça dépend en fait : des fois, on me prend aussi pour un sale con. Par exemple, le conseiller d'éducation du collège Albert Camus, le chef de la cellule trotskiste de Rouen-Jeanne d'Arc et le responsable local des Témoins de Jéhovah, un peu plus tard, avec lesquels j'avais pourtant accepté de discuter bien que j'eusse tout de même autre chose à faire. On ne peut pas plaire à tout le monde, non plus. C'est difficile à admettre comme idée au départ, mais c'est le début de la sagesse.

Parce que je vois bien que ça les travaille, moi, cette affaire, mes voisins. Et je ne le sens pas encore très bien de lancer un débat de proximité sur la mixité sociale. Généreux, mais trop prématuré. Voire dangereux. D'ailleurs, le premier truc que m'a dit Phil, le propriétaire de la maison d'à-côté avec son magnifique sweat-shirt des Buckeye, c'est que notre arrivée allait faire grimper la valeur de son bien. Ben, c'est rien de le dire, mon gars, vu que, pour le moment, ce qui grimpe, c'est surtout le prix des travaux et la valeur de l'euro avec. Comme s'il ne suffisait pas d'une épreuve à la fois.

Si encore on avait acheté une vieille ford pourrie, ou une masure en contreplaqué, je ne dis pas. Au moins, une maison pourrie, ça présente l'avantage estimable qu'on ne s'interroge pas pendant des semaines sur la meilleure manière de faire les travaux dedans, ni d'y faire entrer avec un sens consommé de l'ingénierie tous les corps de métiers avec, par la même occasion.

Non, ça ne vient pas même à l'idée, le concept de travaux, dans un gourbi. T'as ton gourbi, et voilà, t'es content et tu n'en bouges plus - du moins pas avant qu'il y en ait un qui se décide à défiscaliser les intérêts d'emprunts. Et encore, tu attends quand même qu'ils se mettent tous d'accord autour d'une loi en bonne et due forme, des fois qu'ils soient plusieurs sur le sujet à vouloir y ajouter une petite touche personnelle.

Non mais, si tout le monde donnait son opinion géopolitique, comment on la ferait, nous, la guerre en Irak ici, hein ?

En fait, je sens bien que ma réflexion n'est pas mûre sur le sujet, avec mes voisins. Je le sais, je ne devrais pas écrire avant d'être bien au clair, sinon après, ça me décrédibilise. S'il est vrai que la nuit porte conseil et aussi qu'une climatisation forcenée rafraîchit les idées au-delà de 80° fahrenheit, je devrais peut-être en laisser passer une ou deux, de nuits, avant de définir une stratégie.

D'ailleurs, moi qui ne me souviens jamais de mes rêves, je crois bien que la nuit dernière, j'en ai fait un en dollars. Ce n'est pas sans doute pas le commencement de la fortune, mais c'est sûrement le début de l'intégration.

20/04/2007

L'Amériii-que, l'Amériii-que...

Cela a commencé comme le refrain de la chanson de Joe Dassin, comme un air inconscient qui aurait accompagné ces derniers mois, et qui de fil en aiguille m'aurait mené jusqu'ici. A dire vrai, je m'y suis laissé entraîner par ma compagne, doucement, mais sûrement. C'est elle déjà qui m'a fait découvrir New York, il y a trois ans. C'est à nouveau elle qui m'embarque dans l'aventure américaine, reprenant au vol une envie que nous avions eue alors.

Certes, l'Amérique de Georges Bush - son arrogance et sa bêtise - ne font pas un programme. Mais l'obscurantisme du moment, et le biais affligeant qu'il introduit dans notre rapport aux Etats-Unis, nous masque la profondeur de champ : le pays de la recherche, de l'innovation, de la conquête, du multiculturalisme - bref, une aventure ouverte sur le monde d'aujourd'hui, qui reste un creuset du monde de demain.

Sur un plan plus personnel, ce voyage ne va pas non plus, si l'on ose dire, sans une visée de rééquilibrage. Plus jeune, vers dix-sept ans je me suis passionné pour la Nouvelle-Calédonie pour des raisons d'abord politiques - comprendre un processus de décolonisation original - puis, vers trente, économiques, en y revenant défendre, auprès d'Yves Rambaud, les intérêts d'une compagnie minière française qui y a son coeur historique, et les ennuis qui vont avec. Il y avait aussi le sentiment que quelque chose de plus épique s'y passait. Le job est fait et, avec lui, une certaine aventure culturelle s'est déroulée au fil de rencontres improbables, au coeur de l'Océanie.

Partir de Calédonie c'était quitter une périphérie pour retrouver un centre. De même, quitter Paris et la France aujourd'hui, c'est déplacer le centre de gravité et, avec lui, le champ des possibles. Et, comme lorsque j'ai quitté le Quai d'Orsay en 1997, je sens autour de moi comme un mélange d'envie et de bienveillance dans cette aventure dont le caractère de projet neuf survit à des racines si anciennes ; c'est le propre des mythes. Et puis, je crois que je vais aimer notre nouvelle communauté de Columbus.