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17/05/2010

Scuola Paradiso (1) Le chaos du monde (*)

Il y a deux ans, rendant visite dans les locaux de l’inspection de l’Education nationale à une amie qui fut mon professeur de français en classe de troisième avant de devenir, quelques années plus tard, l’inspectrice de la cirsonscription pour l’enseignement primaire, j’en profitai, en traversant les locaux de l’Inspection, pour déboucher, de l’autre côté, sur la cour de l’Ecole Henri Cahan. Tout en découvrant qu’elle était désormais le siège d’associations culturelles locales, je refis le tour de la cour, empruntai quelques escaliers ici ou là, circulai dans les couloirs et finis par atterrir dans la grande pièce commune qu’était devenue ce que furent jadis les deux classes mitoyennes de CM1 et de CM2.

Soudain, tel le héros de Cinema Paradiso revoyant défiler les images enchanteresses d’autrefois dans la petite salle de Giancaldo, au milieu de cette grande pièce, je m’effondrai en larmes, tapi derrière un rideau de théâtre tandis que des régisseurs vaquaient à leurs occupations. Avant de faire ce détour improvisé, je n’étais pourtant d’humeur ni maussade, ni nostalgique – et pas davantage malheureux. Pourquoi alors ce subit effondrement d’un adulte, parvenu à peu près au milieu de sa vie et faisant, trente ans après en avoir fréquenté les bancs, une visite improvisée à l’école de son enfance ?

Un sanctuaire protégé de la rumeur du monde

J’ai fréquenté l’école Henri Cahan de 1973 à 1977 environ. Pourtant, ni ces années en elles-mêmes, ni le nom de l’école ne me disaient et, aujourd’hui encore, ne me disent vraiment quelque chose. Vu d’aujourd’hui, je peux bien reconstituer une chronologie familiale – par exemple, c’est au cours de ces années que nous avons, avec ma famille, quitté Yvetot pour nous installer, quelques kilomètres plus loin, à Baons-le-Comte dans la maison que mes parents faisaient alors construire –, égréner dans un mélange de souvenirs confus d’images de journaux télévisés et d’études ultérieures quelques dates marquantes de l’époque – la Guerre du Kippour, l’affaire du Watergate, l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République – ou faire une recherche plus poussée sur cette figure éponyme qui persiste à me demeurer inconnue…

Mais cela ne change rien à l’affaire : du point de vue de mon enfance, la suite objective de ces années pas plus que le nom de l’école ne revêtent aucune signification particulière. Une école primaire, c’est un sanctuaire protégé de la rumeur du monde, des guerres lointaines et des soucis ordinaires, des manigances et des drames. C’est un univers protégé du monde des adultes, au-delà des sentinelles avancées qu’en représentent les maîtres – « Lachèvre », « Duval », « Pommier » sous la houlette de « Julien », son directeur (les « monsieur » étaient une marque de respectabilité qui demeurait entre nous étrangère).

Pas de savoir sans sociabilité

Bien sûr, l’école, c’est le lieu d’apprentissage des savoirs fondamentaux et, bien sûr, nous n’en avions pas conscience tant cet apprentissage s’habillait de jeux et de rites comme, en CM1, les compétitions de calcul du samedi matin. De punitions aussi parfois lorsque les règles étaient enfreintes – des tours de préau le plus souvent, autant que je me souvienne. Pas de savoir sans discipline, c’est aussi ce qu’il fallait se mettre en tête et à quoi, au grand désespoir de ma mère, j’ai résisté, non sans créer de tensions, pendant une bonne quinzaine d’années.

Pas davantage de savoir sans sociabilité, faute de quoi les apprentissages pourraient, plus souvent qu’on ne le pense, se passer de l’école et celle-ci rater une bonne partie de sa mission. Cahan fut donc aussi le lieu d’apprentissage d’un être ensemble – une micro-société au sens, pour le coup, d’une société pour les petits –, de la découverte de ses règles, mais aussi de ses espaces d’influence et de liberté. L. faisait un arbitre péremptoire et B., lorsque nous le provoquions, s’énervait après nous à sa manière, quasi épileptique, tandis qu’il fallait parer aux tacles perfides sur un macadam un peu rude. Apprentissage, sans doute, mais plus rugueux à la cour qu’à la classe.

Jeux olympiques

Mais, avant d’être on ne sait quelle instance d’apprentissage, les écoles sont des lieux concrets et j’ai aimé l’ordonnancement géométrique de celle-ci. Henri Cahan était, de ce point de vue, constitué d’un ensemble de territoires dont chacun, pour l’élève comme pour le maître, avait sa raison d’être. La longue allée d’abord qui conduisait à l’école le matin et qui en libérait le soir (j’ai eu le temps de la voir, ma mère arrivait presque toujours en retard, je m’étais d’ailleurs habitué à ces retrouvailles différées, elles prolongeaient la rêverie). Une vaste cour rectangulaire, terrain des courses les plus aventureuses ; un préau qui en couvrait le pourtour dans sa presque totalité, espace de repli jouissif les jours de mauvais temps d’où l’on pouvait sentir la pluie tout en s’en protégeant.

Puis, une succession de salles de classe tout autour de la cour, celles des petits et celles des grands. Une salle de télévision dans laquelle il nous arrivait parfois, l’après-midi, de suivre les programmes pédagogiques (un peu ennuyeux : on les dirait toujours plus fait pour les adultes que pour les enfants). Un renfoncement de la cour, à l’extrêmité du bâtiment principal, faisait une seconde cour de récréation, plus intimiste. En face, un urinoir à l’ancienne, tout en longueur. Un peu plus loin, la cantine, où il fallait se rendre en rang pour des repas aussi équilibrés que médiocres – les élèves, les soldats, les malades et les vieux le savent bien : les cantines sont les cantines et, comme on finit un jour ou l’autre par y passer, ce n’est pas bête de s’en accommoder tôt. Et, au-delà, face aux Dames Blanches où réside ma grand-mère cauchoise, mi-souriante, mi-endormie, qui brinquebale de la tête en soupirant « aïe-aïe-aïe, aïe-aïe-aïe », le stade où, une ou deux fois par semaine, nous prenions pour des champions olympiques d’athlétisme.

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(*) Ce texte est la reprise d'un témoignage rédigé pour un livre sur l'école communale Henri Cahan à Yvetot (Seine-Maritime).

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