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12/07/2007

Ray's Gang (une amitié, ça n'a pas de prix)

Ray a débarqué un matin à la maison, deux heures avant le rendez-vous convenu. C'était un samedi. Il faisait déjà chaud, même à l'ombre des platanes. Je l'avais appelé la veille. Il avait déboulé aussi sec, dans un gros 4x4 Ford gris métallisé - on aurait dit un modèle 150, peut-être même plus puissant. Deux gars suivaient de près dans une vieille Chevrolet rouge, sérieusement attaquée par la rouille.

"If your are looking for someone to haul your items at an affordable price, call Ray at...". Suivait son numéro, bien en évidence sur le petit prospectus rose - une attention délicate, quoique légèrement à contre-emploi - qui avait été coincé sur les essuie-glaces des voitures du quartier. Le papier précisait : "No items is too big or too small, Ray's Hauling will haul anything at anytime".

Un sésame faisait office de conclusion : "Ray's Hauling is well known in the German Village area". Vu la tête effrayée que firent promeneurs et voisins autour du chargement, je doutais sérieusement que la bande soit venue avec la recommandation des alentours. Ou alors ce devait être plutôt de l'Est de Parson, de l'autre côté de German, là où commence le ghetto.

Au téléphone, Ray avait bien marmonné quelques mots, et donné l'impression d'écourter la conversation autant que possible, une fois le rendez-vous fixé. Bourru, mais dispo. Appeler le boss d'un gang local pour expédier quelques vieilles affaires à la décharge, ce n'était sans doute pas l'idée la plus lumineuse que j'aie eue depuis notre arrivée dans le quartier. Mais c'était la seule que j'avais sous la main, et elle avait l'air honorable - du moins, avant que Ray ne se pointe à la porte avec ses gars. Je ne sais pas pourquoi : ils donnaient l'impression d'avoir envie d'en découdre.

Il a fallu vite s'adapter. Les types commençaient à charger ce que je leur avais indiqué à la volée avant que nous n'ayons commencé à discuter du prix de l'enlèvement. Quand j'ouvris la discussion sur le sujet, Ray commença par mettre la barre assez haut compte tenu des "frais incompressibles" de dumping qu'il avançait. Et l'addition cavalait naturellement au-dessus de ce seuil. Je faillis mettre fin illico au deal. Mais je me ressaisis assez vite. Le planter là, à peine débarqué, avec ses gars, c'était prendre le risque de le mettre de très mauvaise humeur. Ray - un colosse black assez large, avec une tête de boxeur aplatie -, n'avait pas l'air d'un type commode, et ses copains ne déparaient pas dans le portrait d'ensemble.

Une fois les lieux repérés, et vu l'allure de la bande, rien ne l'empêchait de repasser une autre fois, à la fraîche, la maison vide - ou vidée après son passage. Non, le mieux était encore de conclure le deal, et dans des termes qui lui paraîtraient décents. J'en profitais, du coup, pour charger franchement la barque et lui refiler tout ce qui, depuis le déménagement, était de trop. Enormes bacs à fleurs qui pourrissaient sur place, gros paquets cartonnés d'objets inutiles, tas de briques et de cailloux, vieilles moquettes arrachées pour la circonstance - bon débarras avant d'attaquer le parquet -, morceaux de bois, déchets en tout genre... Il ne serait pas venu pour rien.

Au prix convenu, Ray s'était détendu. Il avait même commencé à m'entretenir de Roland Garros - j'ai mis un peu de temps à capter de quoi il voulait me parler avec son "Raïn'Gross" -, et de deux ou trois choses qu'il avait en tête à propos de la France. Mais il s'est vite rembruni en voyant le Chevrolet déborder de tous les côtés. Comme ses gars suaient à grosses gouttes dans les allées-et-venues entre l'étage et la benne, et que Ray insistait lourdement sur la pénibilité de la tâche, je lui rappelais tout de même la différence entre ce que j'allais leur verser et le salaire minimum en vigueur chez l'Oncle Sam. Mais cela ne fit que détériorer un peu plus l'ambiance.

Une fois le foutoir entassé dans la benne, le jardin éclairci et la maison nettoyée, il était temps de conclure. Ne restait plus qu'à avancer la monnaie. Et là, problème : pas de cash à la maison. Ce n'était apparemment pas le genre de mes nouveaux amis de prendre les chèques ou de sortir le week-end avec une machine à carte bleue. Je devins vert. Et Ray aussi tendu tout à coup que ses gars, en nage devant l'entrée, avaient le regard noir. Je sentis qu'il fallait trouver autre chose qu'un argumentaire, même bien ficelé, pour se sortir de ce coup-là.

Finalement, je proposai une escapade commune à la Huntington Bank la plus proche. Ray accepta de mauvaise grâce et me colla de près avec sa Ford sur le trajet, pendant que la Chevrolet prenait le chemin de la décharge. Je crus les avoir perdus à l'approche de la banque, à la faveur d'un feu rouge qui coupa le convoi. Mais Ray reparut aussi sec, et vint s'intercaler entre la Jeep et l'entrée. Je finis par ressortir quelques instants plus tard avec l'argent. Ray et l'un de ses gars, lunettes de soleil méchamment enfoncées sur le visage, commençaient à s'impatienter sérieusement, calés dans la pénombre de la cabine. Des accélérations répétées faisaient rugir le moteur.

Je marquai un temps d'arrêt, le fixai. Puis je m'approchai et tendis lentement l'enveloppe à travers la vitre en surveillant les mains des gars à l'intérieur. Ray pris l'enveloppe sans un mot. Puis la Ford démarra sur les chapeaux de roue et disparut à l'angle du bâtiment avant de reparaître près de l'autre aile en s'engageant, d'un virage sec, dans High Street.

A ma surprise, Ray, qui avait encore tenté de surenchérir avant de me filer le train à la banque, n'avait pas compté les billets. Il est des conventions inutiles : c'est le privilège des grandes amitiés. Et celle-là en était bien une, où je ne m'y connaissais pas en étrennes.

24/04/2007

Pourquoi Columbus ? (Desperate Housemen)

"But... what brings you here ?" nous lança le vieux mécano incrédule, sapé comme un farmer dans un film de Raoul Walsh, sur le parking de Chagrin Drive, un dimanche après-midi, lorsque nous lui avons dit que nous venions de Paris. Pareil pour le caissier de chez Trader's Joe, l'esthéticienne d'à-côté, la responsable immobilière de Short North - et j'en passe.

Pas mieux au bureau. D'ailleurs, il faut bien dire que, moi aussi, ça a été ma première réaction : "Euh, Columbus, t'es sûre ma chérie ? On va peut-être réfléchir un peu, d'abord, non ?".

Cause toujours (t'avais qu'à pas choisir une aventurière).

Bon, reprenons. Columbus, c'est d'abord le siège d'Abercrombie & Fitch, grande marque américaine de vêtements, que rejoint Anny pour aller tailler des croupières à la concurrence sur le marché de la lingerie. Quel siège d'ailleurs ! conçu par Anderson à base de matériaux design et de grands espaces lumineux, au beau milieu de l'immense domaine forestier de New Albany.

Bluffant.

On dirait une sorte de secte hype d'un nouveau genre, quelque part entre le Seigneur des anneaux (sans les Hobbit), une pub Hollywood et le campus de Stanford.

C'est aussi une ville de l'Ohio en plein développement, avec près de deux millions d'habitants, à laquelle L'expansion d'octobre a consacré une pleine page sur le thème "Columbus, reflet de l'Amérique". Alors que toutes les grandes villes du Midwest, comme Cleveland, Chicago ou Détroit, voient, notamment du fait de la crise du secteur automobile, leur population décroître, Columbus témoigne d'un dynamisme indéniable, avec une croissance économique d'environ 3 % par an depuis 2000.

Procter continue d'y faire ses tests marketing (and so does Abercrombie) et Honda s'y installe, à côté de nombreux autres sièges sociaux de grandes multinationales, notamment dans le domaine des assurances et de la finance.

Surtout, l'Université d'Etat de l'Ohio, la deuxième faculté du pays avec plus de 50 000 étudiants, entraîne dans son sillage des centaines de centres de recherche et autres start up dans le domaine des hautes technologies - une pépinière, à mi-chemin de New York et de Chicago.

C'est enfin une ville traversée par l'Ohio, entre grands buildings d'affaires des années 30 downtown et quartiers plus européens, comme German, Italian, Victorian villages, ou Short North - sans parler de zones plus résidentielles à Granville ou Bexley.

On dirait le camp de base de Desperate Housewife... ça tombe bien, on va peut-être réfléchir à une version masculine d'un truc de ce genre avec mes nouveaux potes abandonnés à eux-mêmes de ce nouveau business women's club.

20/04/2007

L'Amériii-que, l'Amériii-que...

Cela a commencé comme le refrain de la chanson de Joe Dassin, comme un air inconscient qui aurait accompagné ces derniers mois, et qui de fil en aiguille m'aurait mené jusqu'ici. A dire vrai, je m'y suis laissé entraîner par ma compagne, doucement, mais sûrement. C'est elle déjà qui m'a fait découvrir New York, il y a trois ans. C'est à nouveau elle qui m'embarque dans l'aventure américaine, reprenant au vol une envie que nous avions eue alors.

Certes, l'Amérique de Georges Bush - son arrogance et sa bêtise - ne font pas un programme. Mais l'obscurantisme du moment, et le biais affligeant qu'il introduit dans notre rapport aux Etats-Unis, nous masque la profondeur de champ : le pays de la recherche, de l'innovation, de la conquête, du multiculturalisme - bref, une aventure ouverte sur le monde d'aujourd'hui, qui reste un creuset du monde de demain.

Sur un plan plus personnel, ce voyage ne va pas non plus, si l'on ose dire, sans une visée de rééquilibrage. Plus jeune, vers dix-sept ans je me suis passionné pour la Nouvelle-Calédonie pour des raisons d'abord politiques - comprendre un processus de décolonisation original - puis, vers trente, économiques, en y revenant défendre, auprès d'Yves Rambaud, les intérêts d'une compagnie minière française qui y a son coeur historique, et les ennuis qui vont avec. Il y avait aussi le sentiment que quelque chose de plus épique s'y passait. Le job est fait et, avec lui, une certaine aventure culturelle s'est déroulée au fil de rencontres improbables, au coeur de l'Océanie.

Partir de Calédonie c'était quitter une périphérie pour retrouver un centre. De même, quitter Paris et la France aujourd'hui, c'est déplacer le centre de gravité et, avec lui, le champ des possibles. Et, comme lorsque j'ai quitté le Quai d'Orsay en 1997, je sens autour de moi comme un mélange d'envie et de bienveillance dans cette aventure dont le caractère de projet neuf survit à des racines si anciennes ; c'est le propre des mythes. Et puis, je crois que je vais aimer notre nouvelle communauté de Columbus.

18/04/2007

Une Aston Martin (pour Noël)

Moi, la voiture, je serais plutôt contre. Ce n'est pas que je n'aime pas conduire. Au contraire, j'aime rouler, de nuit en particulier, ou sous la pluie - toutes circonstances qui créent, comme en avion, l'impression d'une sphère d'initimité plongée dans le vaste monde. J'aime les conduites souples et maîtrisées, la sensation de filer à travers l'espace.

J'aime les allures fluides et les trajectoires pures.

J'ai du mal, inversement, avec les conduites plus chaotiques. Se faire conduire par ma mère, de ce point de vue, ça a toujours été un exercice assez éprouvant pour les nerfs. Une conduite à l'italienne si l'on veut, mais plutôt version Intimità que Fangio, une conduite qui suit le rythme de la phrase (et elle est très chantante, comme on sait, la phrase transalpine) et les accents de l'émotion - qui peut même confiner à l'opéra lorsque la voiture traverse une plaque de verglas ; ça met de l'ambiance, surtout pour les malheureux qui essaient de suivre derrière, mais ça déconcerte au début, comme tous les styles novateurs. Et encore, ce n'est rien à côté de celui de style de la Zia Clara, ma tante de Pise, qui conduisait, elle, sa Fiat Cinquecento comme elle préparait les lasagnes : ça partait dans tous les sens, il fallait presque faire un cordon sanitaire autour, le temps que ça passe.

Quant à la conversation de ma mère au volant du coup, on a un peu du mal à suivre. Mais bon, même à l'arrêt, voire sans voiture, mon père le sait bien, il faut quand même être très concentré pour se repérer : ça va beaucoup plus vite qu'un comité exécutif et ça parle de plus de choses en même temps. Alors on acquiesce vaguement, autour des ponctuations surtout, c'est plus facile à identifier, en essayant de faire passer ses crispations de passager en mimiques de participation à la conversation. Pas facile, mais avec un peu d'entraînement, on y arrive. Et puis, plus tard, ça peut servir comme technique pour faire autre chose pendant les réunions.

Ma pauvre maman, elle qui nous a conduit par monts et par vaux pendant de si longues années, quelle ingratitude... La cinquième fois, ils ont d'ailleurs fini par le lui donner, le permis : à mon avis, le type a préféré prendre le risque de déclencher un jour une catastrophe majeure sur l'A-13 que de finir ratatiné lui-même sur un poteau entre une ouverture des guillemets et un point d'exclamation à la trente-septième tentative. J'ai eu peur qu'elle m'ait repassé cet incomparable talent le jour où j'ai passé le mien, de permis : au moment où l'inspecteur me demande de mettre le clignotant, on a vu les essuie-glaces balayer consciencieusement le pare-brise avec ce qu'il faut de grincements cadencés au milieu d'un silence de mort. Je me suis dit : c'est foutu, si ça se trouve, c'est le même type qui a suivi ma mère, il va reconnaître le style de la famille.

Mais non, finalement, je suis passé à travers les filets de l'hérédité maternelle. En tout cas, pour ce qui est de la mécanique vu que côté discours parfois, maintenant que j'y pense, quand je m'explique, honnêtement, je ne dois pas être beaucoup plus clair : on sent bien qu'il y a de la conviction, mais il faut parfois remettre un peu d'ordre pour s'y retrouver. Regardez-moi ces notes d'ailleurs, ça part dans tous les sens, on ne sait même plus de quoi ça parle des fois.

Bref, j'ai eu quelques voitures, surtout de fonction, j'ai même conduit un ancien modèle de Land Rover en Nouvelle-Calédonie pour me fondre dans le paysage, enfin essayer du moins, mais je serais quand même plutôt contre. Perte de temps effarante, violence latente des comportements au volant, pollution, bruit, danger... La liste des inconvénients individuels et collectifs est longue. Elle a vite été, à Paris, rédhibitoire - et remplacée illico par l'association du bus, du taxi, du train, de l'avion et, à l'occasion, d'un véhicule de location pour le weed-end ou les vacances.

Obligé pourtant ici, avec le changement d'échelle, d'en passer par là. D'ailleurs, le pays est tellement vaste, les distances tellement dilatées, qu'on a n'a pas l'impression de polluer... On se dit que ça doit bien passer quelque part, mais c'est quand même beaucoup plus abstrait qu'à Paris comme idée. Je comprends maintenant pourquoi ils n'ont pas ratifié le protocole de Kyoto, les Yankees. Les comportements des automobilistes sont aussi beaucoup plus policés ici ; c'est que la guerre pour l'espace n'est pas ouverte, et la civilisation américaine est remarquable, y compris sur les routes, par son caractère éminemment fonctionnel. Faire une autoroute ici, c'est apporter une solution utile à un problème de circulation ; chez nous, c'est comme déclarer la guerre à deux mille ans de ruralité.

J'ai donc consciencieusement arpenté les concessionnaires du coin ces dernières semaines. Lincoln, Cadillac, Ford, Buick, Chrysler, Chevrolet, Dodge... Tout y est passé. J'ai bien eu une révélation sur une Aston Martin 2008 DBS V12 Vanquish. Je sais bien que ce n'est pas vraiment une américaine, et que Ford vient même de revendre ses parts dans l'affaire à prix d'or. J'étais quand même prêt pour l'occasion à concéder un kilométrage élevé, voire très élevé : 150 000 miles, qu'est-ce que c'est pour une voiture pareille ? Un aller-et-retour pour les courses, le tour du parking - une broutille. Mais non, le 150 000, en petit, là, en bas de la fiche, c'était le prix. J'ai bien essayé de leur expliquer, chez le concessionnaire, que ce n'était pas très raisonnable et, à la maison, que c'était l'affaire du siècle. Mais non.

Il y a comme ça dans la vie des moments de profonde solitude.

Du coup, c'est sur une magnifique Jeep Grand Cherokee Limited, un modèle V8 4,7l 4x4 de 2006, couleur silver, que nous avons fini par porter notre dévolu - une voiture à la fois puissante et élégante. Il a certes fallu tout le métier d'un vendeur guinéo-américain de chez Carmax pour nous décider à la transférer d'Atlanta (Georgie), et tant qu'à faire de payer le transfert avec, puis pour nous accompagner dans les innombrables formalités qui ont suivi. Comme dit Muhammad, avec son accent arabophone et son grand rire africain : "You know, I want you to be happy and I'll do my best for that". Il ne croyait pas si bien dire.

Le dernier jour, après déjà plusieurs visites chez le concessionnaire, et un nouvel après-midi passé entre la banque, l'assurance et les services administratifs divers, Anny a craqué : elle a demandé à voir le directeur de Carmax sur le champ pour qu'on conclue cette affaire une bonne fois pour toutes. J'ai suggéré, pour tenter de détendre l'atmosphère que, tant qu'à se faire tout de suite haïr des 150 types du garage, elle demande à voir le PDG ; du coup, elle a trouvé que c'était une très bonne idée et il a alors fallu la retenir in extremis de ne pas convoquer le président sur le champ. Résultat : les gars de chez Carmax s'y sont mis à quatre pour boucler le deal en un temps record. Efficace comme méthode. Ils vont probablement tous se cacher quand on va revenir pour la vidange, mais enfin, à court terme, ça donne des résultats incontestables.

N'empêche, ce que je préfère par dessus tout dans cette voiture, ce n'est pas le modèle, la couleur, l'espace, la ligne, le style ou la vitesse. Non, ce que j'adore, c'est le bruit du moteur. C'est un truc tout à fait extraordinaire ça, le bruit que fait le moteur d'une voiture américaine, ce vrombissement de basse cadencé, sourd et puissant... Je pourrais écouter ça pendant des heures.

En fait, cette voiture, c'est un avion : ça se conduit tout seul. C'est à se demander si ce n'est pas la même technique qu'avec les enfants sur les manèges. Du coup, pour l'Aston Martin, je peux peut-être retenter ma chance, pour Nöel.

10/04/2007

C'est joli l'Alaska (quand est-ce qu'on rentre ?)

On n'imagine pas comment, en dehors du bureau, la vie est semée d'embûches. J'aurais dû m'en douter en arrivant sur Chicago : pas moyen d'apercevoir la ville dans la purée de pois du dessous. Comme à la Tour Montparnasse, les jours de brouillard.

On a beau dire, ça donne quand même des compétences solides, quatre ans dans le même bureau. Moi par exemple, je suis devenu incollable sur la météo. D'autant que j'ai appris sur le tard que j'avais un éminent homonyme météorologue. Au point d'errance professionnelle où j'en suis rendu, pas question de me faire voler ce business prometteur : je me suis lancé illico dans un bulletin quotidien, d'ailleurs apprécié de mes premières abonnées, même si pour démarrer dans le métier, je me suis d'abord concentré sur le temps de la veille. Je ne dis pas que c'était très utile, mais ça détendait un peu, les jours maussades.

Tant que j'y suis, j'ai aussi acquis une connaissance, pour ne pas dire une ouïe très fine du conflit social : elles passaient toutes dans le coin, les manifs, pas moyen d'y échapper. Je finissais par les identifier à l'oreille, comme un garagiste ausculte un moteur. C'est comme ça que j'ai bien vu qu'il était en panne l'ascenceur social. Et, au 52ème étage de la Tour Montparnasse, social ou pas, quand on parle d'ascenceur, forcément, tu tends l'oreille, parce que l'escalier de la précarité à mille cinq cents marches, merci bien : pour le descendre, passe encore, ça se fait assez vite, je m'en rends bien compte en ce moment. Mais pour remonter la pente après, bonjour, je ne vais pas tarder à m'en apercevoir non plus d'ailleurs, s'ils continuent à me persécuter comme ça, les services de l'immigration - j'y viens.

Du coup, à l'arrivée dans la ville du vent, on prend le même tarif météo que d'habitude : deux heures de retard pour bifurquer sur l'Ohio. Mais ç'aurait pu être pire : le type de l'immigration - on aurait dit Jackie Chan - a voulu me renvoyer chez moi direct. Au début, j'ai pensé à le défier en combat singulier. Finalement, je lui ai laissé une chance, ça n'aurait pas été humain comme combat, vu que j'ai fait du karaté dans ma jeunesse - médaille de bronze de Do shotokan en coupe de Seine-Maritime. Rien que le titre des fois, ça paralyse mes adversaires, je l'avais bien senti déjà, dans China Town, à New York, il y a trois ans : pas un pour relever le défi, les lâches. Bruce Lee au fond, c'est un peu comme de Gaulle : au début, on a l'impression qu'ils sont plusieurs, et on voit bien qu'au premier truc sérieux, il n'y a plus personne. Et encore moins pour prendre la relève derrière.

J'ai eu beau lui expliquer que je croyais vraiment en Dieu, que j'étais pour un renforcement massif (mass reinforcements) des forces armées en Irak et qu'accessoirement, je n'avais plus de chez moi au pays de Jacques Chirac, il n'a rien voulu savoir. Depuis le collège, si ce n'est pas depuis l'école primaire, j'ai un vrai don pour énerver les gens de l'administration, moi, c'est dommage que ce soit pas un métier. Bon, j'aurais pas dû prononcer le nom de Jacques Chirac non plus, j'ai l'impression que ça l'a énervé encore plus - pire que nous. Surtout depuis sa dernière déclaration métaphysique chez Drucker sur la vie après la politique de la mort ou quelque chose de ce genre, je n'ai pas bien compris, on aurait dit la blague de Raffarin sur le référendum. Sauf que ça sent un peu le revenant annoncé, cette déclaration fumeuse, et le roussi avec par la même occasion. Si ça continue comme ça, quand on reviendra, il ne restera plus que le Parc Astérix, la poste et Hippopotamus.

Finalement, Anny, qui a dû elle aussi de nouveau justifier son job par la même occasion, a ressorti mon billet retour, et ça a fini par le faire. Au moins temporairement : Jackie Chan m'a donné six mois, pas un jour de plus. Soit c'est une blague - mais ça en n'avait pas trop l'air -, soit c'est un point qu'il va falloir regarder sérieusement, et vite fait, avec l'avocate d'Abercrombie. Ou alors, c'est un coup de ma mère.

Mais, sur l'échelle de la survie, ce n'est pas le plus grave.

Le lendemain de notre arrivée à Columbus, j'ai crû qu'à la suite d'une regrettable erreur on était remonté vers l'Alaska au lieu de descendre sur l'Ohio... Une tempête de neige a pris en écharpe tout le nord-est des Etats-Unis, de Saint-Louis et Minneapolis jusqu'à Washington et à la pointe nord-est du Maine. Sur le coup de midi, tous les occupants de la holding financière en face de l'appartement à Easton ont commencé à décamper et, chez Abercrombie & Fitch, ils ont fait pareil. La tempête de neige s'est bientôt muée en une saleté de tempête de glace : une pluie de cristaux durs comme des gravillons, qui viennent se coller sur les routes, les vitres, les tôles et, accessoirement, sur le premier français sorti descendre les poubelles - ils ont quand même la tempête revancharde dans le coin.

Les rues se sont peu à peu vidées, et un escadron de chasse-neige a bientôt pris le relais en quadrillant tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une route ou à une place de parking. Drôle de concert : le jour, celui des raclettes des automobilistes qui s'acharnent à décoller la glace ; la nuit, le doux va-et-vient des trucks qui traquent le flocon. Encore heureux qu'il n'y ait pas eu de clandestins dans les parages, avec le bruit des flingues, on n'aurait pas fermé l'oeil de la nuit.

Ce matin encore, la température avoisinait les - 10°. Pour la Saint-Valentin, je m'étais dit comme ça qu'on aurait pu aller courir tout nus dans les bois alentour - une sorte de ressourcement primitif, une inspiration primale (chaque fois que je lis un psychanalyste - en l'occurence, le dernier bouquin de Pontalis, sur le vol aller -, ça me fait le même effet : c'est vraiment n'importe quoi la psychanalyse). Réflexion faite, on attendra le printemps. Ou alors, c'est que pour courir. Enfin, si on n'est pas morts de froid d'ici là. Ou dévorés par un ours blanc - il paraît que c'est arrivé il y a quelques semaines par ici, à un arrêt de bus. Depuis, je guette les ours blancs à la fenêtre et le premier qui montre patte blanche, je l'attaque à la raclette anti-gel.

J'avais noté dans ma cleck-list de faire une présentation de mon business en arrivant. Vu la tournure que prennent les événements, je vais plutôt commencer par mon testament. Peut-être même par un projet d'épitaphe alternative : "dévoré par un ours dans l'Ohio", je sens que ça ne va pas le faire. C'est ma grand-mère qui va bien rigoler : elle va croire que c'est encore un truc qu'on lui raconte pour voir si elle capte encore quelque chose du monde en général, et de sa descendance en particulier. Descendance aux enfers du Jour d'après, oui. D'ailleurs, je m'attends à voir passer un paquebot d'un moment à l'autre devant la maison, juste avant l'ours.

Il n'y a pas à dire, on n'est pas tous égaux devant le réchauffement climatique.