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18/04/2007

Une Aston Martin (pour Noël)

Moi, la voiture, je serais plutôt contre. Ce n'est pas que je n'aime pas conduire. Au contraire, j'aime rouler, de nuit en particulier, ou sous la pluie - toutes circonstances qui créent, comme en avion, l'impression d'une sphère d'initimité plongée dans le vaste monde. J'aime les conduites souples et maîtrisées, la sensation de filer à travers l'espace.

J'aime les allures fluides et les trajectoires pures.

J'ai du mal, inversement, avec les conduites plus chaotiques. Se faire conduire par ma mère, de ce point de vue, ça a toujours été un exercice assez éprouvant pour les nerfs. Une conduite à l'italienne si l'on veut, mais plutôt version Intimità que Fangio, une conduite qui suit le rythme de la phrase (et elle est très chantante, comme on sait, la phrase transalpine) et les accents de l'émotion - qui peut même confiner à l'opéra lorsque la voiture traverse une plaque de verglas ; ça met de l'ambiance, surtout pour les malheureux qui essaient de suivre derrière, mais ça déconcerte au début, comme tous les styles novateurs. Et encore, ce n'est rien à côté de celui de style de la Zia Clara, ma tante de Pise, qui conduisait, elle, sa Fiat Cinquecento comme elle préparait les lasagnes : ça partait dans tous les sens, il fallait presque faire un cordon sanitaire autour, le temps que ça passe.

Quant à la conversation de ma mère au volant du coup, on a un peu du mal à suivre. Mais bon, même à l'arrêt, voire sans voiture, mon père le sait bien, il faut quand même être très concentré pour se repérer : ça va beaucoup plus vite qu'un comité exécutif et ça parle de plus de choses en même temps. Alors on acquiesce vaguement, autour des ponctuations surtout, c'est plus facile à identifier, en essayant de faire passer ses crispations de passager en mimiques de participation à la conversation. Pas facile, mais avec un peu d'entraînement, on y arrive. Et puis, plus tard, ça peut servir comme technique pour faire autre chose pendant les réunions.

Ma pauvre maman, elle qui nous a conduit par monts et par vaux pendant de si longues années, quelle ingratitude... La cinquième fois, ils ont d'ailleurs fini par le lui donner, le permis : à mon avis, le type a préféré prendre le risque de déclencher un jour une catastrophe majeure sur l'A-13 que de finir ratatiné lui-même sur un poteau entre une ouverture des guillemets et un point d'exclamation à la trente-septième tentative. J'ai eu peur qu'elle m'ait repassé cet incomparable talent le jour où j'ai passé le mien, de permis : au moment où l'inspecteur me demande de mettre le clignotant, on a vu les essuie-glaces balayer consciencieusement le pare-brise avec ce qu'il faut de grincements cadencés au milieu d'un silence de mort. Je me suis dit : c'est foutu, si ça se trouve, c'est le même type qui a suivi ma mère, il va reconnaître le style de la famille.

Mais non, finalement, je suis passé à travers les filets de l'hérédité maternelle. En tout cas, pour ce qui est de la mécanique vu que côté discours parfois, maintenant que j'y pense, quand je m'explique, honnêtement, je ne dois pas être beaucoup plus clair : on sent bien qu'il y a de la conviction, mais il faut parfois remettre un peu d'ordre pour s'y retrouver. Regardez-moi ces notes d'ailleurs, ça part dans tous les sens, on ne sait même plus de quoi ça parle des fois.

Bref, j'ai eu quelques voitures, surtout de fonction, j'ai même conduit un ancien modèle de Land Rover en Nouvelle-Calédonie pour me fondre dans le paysage, enfin essayer du moins, mais je serais quand même plutôt contre. Perte de temps effarante, violence latente des comportements au volant, pollution, bruit, danger... La liste des inconvénients individuels et collectifs est longue. Elle a vite été, à Paris, rédhibitoire - et remplacée illico par l'association du bus, du taxi, du train, de l'avion et, à l'occasion, d'un véhicule de location pour le weed-end ou les vacances.

Obligé pourtant ici, avec le changement d'échelle, d'en passer par là. D'ailleurs, le pays est tellement vaste, les distances tellement dilatées, qu'on a n'a pas l'impression de polluer... On se dit que ça doit bien passer quelque part, mais c'est quand même beaucoup plus abstrait qu'à Paris comme idée. Je comprends maintenant pourquoi ils n'ont pas ratifié le protocole de Kyoto, les Yankees. Les comportements des automobilistes sont aussi beaucoup plus policés ici ; c'est que la guerre pour l'espace n'est pas ouverte, et la civilisation américaine est remarquable, y compris sur les routes, par son caractère éminemment fonctionnel. Faire une autoroute ici, c'est apporter une solution utile à un problème de circulation ; chez nous, c'est comme déclarer la guerre à deux mille ans de ruralité.

J'ai donc consciencieusement arpenté les concessionnaires du coin ces dernières semaines. Lincoln, Cadillac, Ford, Buick, Chrysler, Chevrolet, Dodge... Tout y est passé. J'ai bien eu une révélation sur une Aston Martin 2008 DBS V12 Vanquish. Je sais bien que ce n'est pas vraiment une américaine, et que Ford vient même de revendre ses parts dans l'affaire à prix d'or. J'étais quand même prêt pour l'occasion à concéder un kilométrage élevé, voire très élevé : 150 000 miles, qu'est-ce que c'est pour une voiture pareille ? Un aller-et-retour pour les courses, le tour du parking - une broutille. Mais non, le 150 000, en petit, là, en bas de la fiche, c'était le prix. J'ai bien essayé de leur expliquer, chez le concessionnaire, que ce n'était pas très raisonnable et, à la maison, que c'était l'affaire du siècle. Mais non.

Il y a comme ça dans la vie des moments de profonde solitude.

Du coup, c'est sur une magnifique Jeep Grand Cherokee Limited, un modèle V8 4,7l 4x4 de 2006, couleur silver, que nous avons fini par porter notre dévolu - une voiture à la fois puissante et élégante. Il a certes fallu tout le métier d'un vendeur guinéo-américain de chez Carmax pour nous décider à la transférer d'Atlanta (Georgie), et tant qu'à faire de payer le transfert avec, puis pour nous accompagner dans les innombrables formalités qui ont suivi. Comme dit Muhammad, avec son accent arabophone et son grand rire africain : "You know, I want you to be happy and I'll do my best for that". Il ne croyait pas si bien dire.

Le dernier jour, après déjà plusieurs visites chez le concessionnaire, et un nouvel après-midi passé entre la banque, l'assurance et les services administratifs divers, Anny a craqué : elle a demandé à voir le directeur de Carmax sur le champ pour qu'on conclue cette affaire une bonne fois pour toutes. J'ai suggéré, pour tenter de détendre l'atmosphère que, tant qu'à se faire tout de suite haïr des 150 types du garage, elle demande à voir le PDG ; du coup, elle a trouvé que c'était une très bonne idée et il a alors fallu la retenir in extremis de ne pas convoquer le président sur le champ. Résultat : les gars de chez Carmax s'y sont mis à quatre pour boucler le deal en un temps record. Efficace comme méthode. Ils vont probablement tous se cacher quand on va revenir pour la vidange, mais enfin, à court terme, ça donne des résultats incontestables.

N'empêche, ce que je préfère par dessus tout dans cette voiture, ce n'est pas le modèle, la couleur, l'espace, la ligne, le style ou la vitesse. Non, ce que j'adore, c'est le bruit du moteur. C'est un truc tout à fait extraordinaire ça, le bruit que fait le moteur d'une voiture américaine, ce vrombissement de basse cadencé, sourd et puissant... Je pourrais écouter ça pendant des heures.

En fait, cette voiture, c'est un avion : ça se conduit tout seul. C'est à se demander si ce n'est pas la même technique qu'avec les enfants sur les manèges. Du coup, pour l'Aston Martin, je peux peut-être retenter ma chance, pour Nöel.