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12/04/2007

Free Style (1) Entre deux mondes

C'est parti un soir, comme par bravade, l'été d'après mon retour des antipodes à Paris, au cours d'un dîner chez Jean-Pierre et Virginie. Il y avait aussi Jeff et Corinne - deux compères, deux aînés de mes années de khâgne, à Jeanne d'Arc, dans le cercle qu'animaient à l'époque Claude, Jacques, Catherine - tous les anciens du Guermantes qui se retrouvaient à La Tonne. Dès cette époque, il me semblait intuitivement que les apprentissages se faisaient au moins autant à l'extérieur qu'à l'intérieur des institutions, si peu aptes à transmettre les passions qui donnent les envies de conquête. N'en eussè-je pas, au reste, été encore tout à fait convaincu que ce cercle de libres-penseurs redoutables aurait eu tôt fait de parachever la démonstration.

A l'époque, Jean-Pierre poursuivait une quête singulière. Tous les six mois, il choisissait une spécialité et s'y investissait totalement. Psychanalyse, billard français, initiation à la Rose-Croix, immersion dans la physique quantique, lecture de la Recherche, pratique du karaté... en atteignant, dans chacune de ces disciplines, un niveau honorable. Etonnant. Il a fini par se stabiliser sur la plongée, et le parachutisme... Et, lançant l'idée ce soir-là, par m'embarquer dans l'aventure, pour le mois d'août qui suivait.

D'ordinaire, Virginie, à la fois fine et musclée, baroudeuse et en même temps posée, était de la partie - ce qui est toujours vrai pour la plongée. Mais, après le dernier incident - un saut en automatique mal engagé tout au long duquel elle s'était battue pour libérer sa jambe happée par les suspentes au sortir de l'avion, et y parvenant in extremis, elle avait, du moment où elle avait touché le sol, stoppé net - et à jamais - l'expérience.

Un an déjà que j'étais revenu en France et, sur le plan personnel, je n'avais pas encore vraiment atterri. Côté boulot, c'était parti comme en quarante - je ne pris d'ailleurs cette année-là que quatre ou cinq jours de congés. Je m'étais totalement investi dans mon nouveau job de dircom du groupe ; et puis, on préparait un peu de barouf dans le Nord, pour la rentrée.

Mais c'est comme si, psychologiquement, je ne pouvais m'empêcher de penser et de sentir en référence à la Nouvelle-Calédonie, aussi bien par un effet d'hystérésis que par une sorte d'antidote organique contre la grisaille ambiante, qui ressemblait tout de même d'assez près à une vaste dépression collective - loin, très loin de la lumière éclatante des antipodes. Je restais, pour ainsi dire, en suspension, entre deux mondes.

Je n'imaginais pas à quel point, cette fois, j'allais atterrir pour de bon.

10/04/2007

Rambaud m'a tuer (6) Psychanalyse des contes de flingues

On passe une heure et demie au téléphone. Je me sens un peu las, mais aussi très imaginatif. Entre deux réponses que je fais à ses questions de maman, par ailleurs angoissée par certains comportements de son bébé qu'elle ne comprend pas bien (j'ai encore honte), je lui explique, dans les grandes lignes, le projet d'ouvrage sur le nombril féminin auquel je suis en train de mettre la dernière main.

Elle finit par m'en demander le titre. Entre quelques dossiers et essais philosophiques épars, je lui précise illico non seulement le titre, mais aussi les deux sous-titres de cet ouvrage improbable : "Au-delà du nombril - De l'inoubliable à l'inespéré - Pour une investigation thérapeutique du vide" - à paraître prochainement, chez Fayard précisè-je. Décidément, les mariages brésiliens, ça ne me réussit pas, moi. Comme elle persiste pourtant à manifester son intérêt pour ce futur best-seller, je m'engage - ben gadon - à lui en passer une synthèse de quatre à cinq pages dans les deux jours qui suivent.

Misère.

Je me retrouve ainsi, dès le lendemain, à me lancer dans la rédaction d'une note du plus grand intérêt sur les femmes et leur nombril. Après avoir donné des crampes diverses - qui du mollet, qui de la glotte - à toute la junior entreprise de Sciences-Po avec ce papier, je me décide à lui envoyer, la mort dans l'âme à vrai dire, car j'imagine que le projet d'article risque fort de me revenir sous forme de cocotte en papier, si ce n'est assorti d'une convocation à comparaître pour imposture devant le premier tribunal d'instance venu.

Eh bien non. Non seulement elle ne me le renvoie pas, mais elle fait même état de mes recherches de psychanalyste en tête de son dossier dans le numéro suivant de Vingt ans (en rappelant que l'ouvrage est à paraître). C'était en février 1993, juste avant mon départ en coopération. J'ai acheté le magazine dans l'aéroport. Je n'en croyais pas mes yeux. Je sais bien que Vingt ans ans ne reflète pas la totalité de la presse d'opinion ; mais enfin, de ce jour date sans doute chez moi un rapport singulier, à la fois sceptique et fasciné, avec la presse - surtout la presse féminine.

Bien des années plus tard, je crois qu'elle pigeait alors à TF1, je me décide à la rappeler pour lui confesser le fin mot de l'histoire. Elle était en reportage, me demande de la rappeler un peu plus tard. Je n'en ai pas eu le coeur.

Là dessus, mon premier interlocuteur, We Want You, me demande si je suis d'accord pour discuter deux minutes avec son associée, Faut Voir Quand Même. Allez dire non aussi, et avec une associée en plus, ça ne pouvait être que charmant comme entretien subsidiaire.

Tu parles, c'était la nuit et le jour, ce duo infernal, à croire que ça avait été étudié exprès. Il y en a un qui t'endort, et l'autre que te passe à la sulphateuse. Un peu comme les gars de Tattaglia, au péage, dans le Parain, quand Sonny apprend que Carlo a encore mis une raclée à sa soeur, Connie. Du coup, il voit rouge, le Sonny, il fonce tête baissée dans sa R-16 américaine, et Tom Haagen n'a même pas le temps de le faire escorter.

Chaque fois que je le revois, ce film, je me dis, c'est pas vrai, il va tout de même pas recommencer comme la dernière fois, cet abruti, tu le vois pas Dugenou que c'est un gros piège ? Eh bien, non, il le voit pas, et il remet ça, et vas-y que je fais broum-broum, à croire que ça ne lui a pas suffi de se faire déjà trouer comme ça une bonne quinzaine de fois, mais quel tanche, je vous jure. C'est pas que je tienne plus que ça à ce qu'elle survive, la tanche, non, je peux même dire - non sans courage quand on pense à quel point ces gars-là et leur descendance avec sont rancuniers comme des chancres - que je peux pas le piffrer, pareil que ma grand-mère avec JR dans Dallas, sale type, non, c'est pour Monsieur et Madame Corleone que ça me fait de la peine, Don Vito, il voit tous les coups d'avance mais là il est cloué au lit à cause de sa truffade de quand il a acheté des oranges, il peut rien faire, et un coeur en or avec ça, on le voit bien quand il meurt dans les tomates - et Madame Vito, pareil.

Et allez, ratata - aïe, ratatata - argh, rarratatatata - glups, et encore, j'abrège vu que j'ai une histoire à terminer, moi, ce n'est même plus une histoire d'ailleurs, c'est un chemin de croix, mais dans quoi je me suis embarqué, mon Dieu - eloi, eloi, lama sabactani, un seul mot de toi et je finis au prochain épisode, tu vas voir que je vais te remettre tout ça d'équerre, moi, ça va pas traîner. Et après, je m'enfuis en Argentine du sud sous le faux nom de Reinhard Martin, ça brouillera les pistes.

N'empêche, le coup du péage, c'était pas du sulphatage pour rigoler, comme par exemple quand on te met un mot sur ton carnet de correspondance, ou que ta tante intercepte le mot licencieux que tu destinais à la fille de la voisine de tes grand-parents et qu'elle le ressort en plein repas dominical. Remarque, en y repensant, je crois bien que j'aurais préféré me faire sulphater pour de bon à cet instant précis, ça doit faire plus mal sur le moment mais après au moins tu te tires pas la honte pendant des mois, sans parler de l'angoisse qu'on en retrouve un autre le dimanche d'après, et comme ça tous les dimanches pendant un an - un supplice, c'est là que tu te dis que le gars de l'almanach de la Poste qui te ferait même pas passer un petit dimanche à l'as de temps en temps, ni vu ni connu, entre le samedi et le lundi, est quand même un grand pervers. Alors certes après, tu présentes bien l'Ena, mais sans conviction et même avec une vague appréhension des fois qu'il y ait un malade dans le jury qui te ressorte ce petit bijou de poésie telle qu'en elle-même l'éternité n'y aurait pas changé une virgule, ou même seulement raturé à mort et brûlé au fuel lourd ce qu'il y avait d'écrit dessus.

Aparté : Je ne me souviens plus de ton prénom, ô fille de la voisine, mais sache, Guenièvre mettons, que si tu avais attrappé PLUS VITE ce billet fougueux de tes petites menottes, la destinée eût pu me faire guichetier. Lors, la prochaine fois que l'on t'écrit des vers, va cours envole-toi, saisis cette rosée, rentre vite chez toi, à tête reposée, et détourne l'intrus qui prétend au quatrain, tandis que par les rues, j'erre bohémien.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure du coup, sur la banquette arrière, quand on approchait du péage de Bourgtheroulde - ah les cons. Des vrais teigneux, les Tattaglia, limite sauvages, pas fiers pour deux sous en plus, vu que les vrais cerveaux, c'était les Barsini. Heureusement qu'on les connaissait pas, nous, comme famille, les Tattaglia. Je ne dis pas qu'on n'aurait pas aimé faire un petit stage par-ci par-là à New York chez eux, avec mon frère, histoire de bien peaufiner nos techniques qui étaient quand même rudimentaires à côté - on s'en était bien rendu compte au moment de la Guerre du Kippour, c'est Roger Gicquel qui nous a ouvert les yeux, et c'est à ce moment-là que j'ai voulu publier Vers l'armée de métier dans la collection Oui-Oui que je trouvais plus adaptée que la collection des Martine -, enfin bon bref, l'occasion ne s'est pas présentée, et là-dessus, ils me disent non, en plus, chez Oui-Oui, du coup je me suis inscrit au club pongiste de la mission Saint-Michel.

La suite est sans surprise, hélas. De la bolognaise qu'ils en font du Sonny, à tel point que Don Corleone est obligé de demander à un ami pâtissier, qui lui devait un service, de le remettre en état, histoire qu'il soit bien présentable comme mort.

Si c'est pas malheureux, tout de même, de finir en gâteau.

Rambaud m'a tuer (5) La Guerre de Troie n'a pas eu lieu

C'est une journaliste, charmante, qui souhaite parler au professeur Sorbier, je crois - un psychanalyste précise-t-elle. Elle souhaite l'interviewer sur le thème "les femmes et leur nombril" pour un prochain dossier du magazine Vingt ans - une référence obligée pour qui s'intéresse aux grandes doctrines géopolitiques contemporaines. Je lui explique que je ne suis pas le professeur en question.

J'en profite aussi, maintenant que le contenu dudit magazine me revient en mémoire, à émettre un doute incident sur ce que pourrait devenir la politique culturelle de la France si une femme venait à être élue présidente. Ce serait peut-être pire, remarquez, avec un inculte qui, si ça se trouve, ne connaît peut-être même pas l'existence de Vingt ans - ô, choix moliéresque. Bayrou, lui, semble bien avoir des lettres. Il a même tout appris par coeur en huitième pour pouvoir attrapper un dix-sept en récitation et finir premier de la classe, à Espelette.

Je sais, j'ai fait pareil en sixième au collège Albert Camus, en rédaction, et après c'est pas facile, tu te sens investi d'une sorte de mission, tu commences à écrire à Dieu, d'abord poliment puis sur un ton de plus en plus comminatoire, ou tu vises le boulot de conseiller général, mais tu ne peux pas en parler tout de suite, sinon ça affole tout le monde, surtout avant la publication des résultats semestriels, tu es obligé de faire des tas de communiqués au niveau du canton au lieu de faire tes devoirs et tu finis par faire un recit warning pour avertir que tu ne vas pas pouvoir maintenir le même niveau en récitation tout le temps, les institutionnels du collège perdent confiance et, après ça, t'es obligé de t'exiler, comme Spinoza ou Jean-Marie Messier par exemple.

Bon. Mais supposons que ça le reprenne, Bayrou, ce problème durito-réthorique, le jour où ça va vraiment chauffer avec les Perses. La guerre, ça va tellement vite de nos jours à la télé qu'au premier bégaiement, on aura tous zappé avant qu'il ne termine de déclamer son communiqué martial en alexandrins avec césure à l'hémicycle histoire de se faire plus applaudir que Victor Hugo à l'ONU, et après - mettons que ce soit une belle soirée d'été -, on va tous manger une glace à Mabillon, ou à Mouffetard, bon allez d'accord, à Mabilllon, sans se douter qu'on aura à peine le temps de demander un supplément d'éclats de gaufrettes avec le Macadamia Fig Crunch que, déjà, le ciel nous sera tombé sur la tête, par Toutatis.

Parce que les Perses, eux, au lieu de faire un communiqué martial à la télé - elle est tellement nulle, la télé iranienne, c'est pas comme la télé polonaise, que les dirigeants savent bien que c'est pas la peine de s'époumonner à faire des déclarations fracassantes dedans vu que personne n'écoute - d'où le dynamisme du marché de l'emploi pour les fonctions de muezzin, muezzin adjoint, ou même muwebzzinmaster pour les paroissses les plus avancées -, et badaboum ! ils nous balancent leurs missiles Shahab-3, peut-être même 4 ou 5 pour peu qu'elle les ait vraiment énervés, la poésie française, un truc au propergol liquide à guidage inertiel, et là, je vous le dis, le projet pédagogique du SNUipp-FSU, on va l'emporter avec nous pour l'éternité, les amis, et le souvenir des glaces avec, il ne sera plus temps de regretter de ne pas y avoir pensé plus tôt dans l'après-midi, à la glace, c'est comme ça, les derniers instants ont toujours un goût amer et sublimé.

C'est comme un jour, en servant une tisane à mon père, ma mère lui renverse l'eau bouillante dessus et alors là, tout ce qu'il trouve à dire mon frère, c'est : "Ma tisane, ma tisane !" en pleurnichant. Je ne comprends toujours pas qu'après ça, mes parents, ils aient encore bien voulu de lui dans la famille. Peut-être par précaution, histoire de ne pas mettre tous leurs oeufs dans le même panier, des fois que le deuxième rejeton eût un pète au compteur. Rétrospectivement, on ne peut pas leur donner tort - même si, avec le coup de la porte de la cave, mon frère a quand même bien aidé à me le dérégler, le compteur - ce qui, si l'on raisonne méthodiquement, sans se laisser emporter par les passions destructrices comme c'est trop souvent le cas dans le monde quand l'aîné fracasse une raquette de tennis sur le crâne du cadet ou l'oblige à manger de sa soupe aux potirons, semble bien donner davantage raison à Baudrillard qu'à Rica Zaraï.

Non, ce qui pourrait nous sauver, dans cette affaire, c'est que, comme le Shahab-3 a une portée maximale de 5000 inches, il faudrait d'abord acheminer la cargaison en Logan jusqu'à, mettons, Hanovre ou Munich, ça nous laissera un peu de temps pour calmer les Anglais, se faire un Thema sur la télé polonaise, relancer l'axe franco-allemand et intercepter l'ennemi in extremis grâce à l'Eurocorps. Et après ça, on pourra redonner un peu de gniaque à la construction européenne. J'insiste - après, pas avant les gars -, sinon on va plomber cette affaire pour encore cinquante ans, et un demi-siècle à ne pas pouvoir prêter Jean-Louis Debré comme joueur au Panathinaïkos ou au Deportivo la Corogne et à le garder rien que pour nous, ça va vraiment finir par énerver tout le monde.

De toutes façons, je m'en fous, je serai le seul à avoir anticipé le second tour entre Nihous et Schilardi et ça restera forcément pour la postérité, un pronostic si lumineux. D'ailleurs, suis-je bête, je m'en fous d'autant plus en fait, que je suis protégé par le bouclier anti-missiles américain maintenant (faudra seulement, au cas où, que je vérifie où ils en sont dans le programme au juste, parce que des prises de position pareilles, sur le moment, tu fais pas attention, et puis paf, ça peut se retourner contre toi par contumace, et après, tu es acculé à faire une déclaration fracassante, le 18 juin par exemple et justement ce jour-là à cause du problème des marronniers dans l'Histoire, obligé de trouver l'inspiration le matin même pour passer à la radio le soir, à supposer qu'ils ne programment pas l'émission le matin parce que sinon, t'es mal, remarque après tu deviens vraiment célèbre, mais plus moyen d'un autre côté de faire une petite blagounette de temps à autres avec tes amis car, brusquement, tu incarnes la France), et bon, sous réserve de vérification, ça me fera autant d'effet du coup cette pétarade qu'à mes chers compatriotes un déraillage de train ourdou ou un écrasement d'avion hindi.

Bref, tout en pressentant cette catastrophe annoncée à cause des nombreuses qualités que mettront en évidence aussi bien mon test graphologique que mon profil typologique de Myers-Briggs qui a pour but de vous aider à mieux vous connaître et vous développer, je n'en souffle pas un mot à ma nouvelle amie journaliste. Au lieu de quoi, allez savoir pourquoi, j'ajoute que, certes, je ne suis pas le professeur Machin, mais que je suis moi-même psychanalyste - "et, vous n'allez pas me croire, précisè-je, facétieux, il se trouve que j'axe actuellement mes recherches sur les relations qu'entretiennent les femmes avec leur nombril" - il y a des jours, je me trouve vraiment consternant. Naturellement, je m'attends à ce qu'elle me raccroche brutalement au nez.

-"Non, ce n'est pas possible ? me fait-elle, mais c'est in-croi-ia-ble !".

Ah ben ça, tu m'étonnes que c'est incroyable.

Mais bon, pour la suite, on verra plus tard parce que ça m'a épuisé, moi, de nous avoir épargné le choc des civilisations, la guerre avec, et d'avoir en même temps relancé la construction européenne. Je ne dis pas que, sous l'angle du choc de la connerie, l'humanité en soit sortie grandie, ou simplement indemme, mais enfin, de nouveau, la main tremblante et le front soulagé, elle peut écrire une nouvelle page de son histoire, l'humanité.

D'ailleurs, si elle pouvait terminer celle-ci par la même occasion, je sens bien que ça détendrait tout le monde.

Rambaud m'a tuer (4) L'amour en Vénétie au temps des Brigades rouges

Alors, pourquoi tant de haine ?

Car enfin, ma mère est la bonté incarnée, mon père un sage (je note tout de même que si nous partageons avec Saint-Louis la particularité d'habiter un lieu où l'on rendait la justice, il s'est abstenu, lui, de zigouiller le chêne dans le jardin, ok, c'était un saule pleureur, et rachitique en plus, mais on lui a mis de ces lucarnes les enfants, au saule, à faire pleurer Di Biagio un soir de quart de finale au Stade de France), mon frère (passons, pour cette fois, sur les diverses tortures moyennâgeuses dont je fus la victime) un chic type.

Comme le furent aussi mon oncle Jean ou mon grand-père Raffaële. Sauf, pour Raffaële, un jour où l'on jouait au ballon et où mon père, en voulant marquer un but à Duilio, à moins que ce ne soit le contraire, lui a mis une reprise de volée totalement incontrôlée pile sur la tasse de café qu'il s'apprêtait à boire devant la maison, et cela, notons-le au passage, en laissant la soucoupe intacte et sans effleurer la main. Du travail d'orfève, limite de la sorcellerie, qu'il a dû se dire, Raffaële, en regardant d'un coup le vide entre la tasse et la soucoupe, avant de mettre un nom sur le sorcier.

Et alors là, il s'est mis à déblatérer une série de trucs en udinese en laissant là son siège et sa soucoupe, on s'est dit alors, dans cette sorte de sondage instantané - intéressant en ce qu'il permit au politologue en herbe que j'étais alors, de saisir par surprise les préférences brutes de l'électeur alors qu'il avait peut-être juste envie de boire un expresso tranquille au soleil, l'électeur, il ne se doutait pas -, on s'est donc dit à cet instant précis qu'il aurait penché davantage pour Mussolini que pour Gérard Schilardi (de là, ce devait être au tout début des années soixante-dix, l'attention portée par la suite par les politiques au calendrier électoral, et qui expliquera plus tard la conquête du pouvoir par le Parti socialiste grâce à des dates bien choisies, comme 1971 ou 1981 par exemple).

Si, du moins, il avait eu le courage de se présenter contre le Duce, Schilardi : ça n'aurait peut-être pas évité la campagne d'Abyssinie, mais ça aurait au moins permis de faire diversion pendant la finale, au sein de cette équipe, fière certes, mais pas dominatrice pour un sou. A supposer que Schilardi ait eu la bonne idée de faire un discours de repentance à la 80e minute à l'Olympia Stadion, histoire de marquer aussi sa responsabilité, indéniable, dans la formation de l'Axe. Mais bon, je reconnais aussi que ça commence à faire beaucoup de conjectures, même pour un lépidoptérophile amateur d'effet domino, et tout ça pour un malheureux expresso.

Mes grand-mères, Luigia et Jeanne, ont été toutes deux femmes énergiques mais généreuses - l'Abbé Pierre à côté, on aurait dit Guy Roux. Avec tout de même, j'ai remarqué, un petit ralentissement énergétique après 85 ans. C'est bête, à ce moment-là, j'étais seulement au courant pour la Vittel, à cause des réclames dans le métropolitain, et pas pour le Wonka Razzapple Magic Dip, sinon, hop ! un petit sachet dans le café, un autre dans l'infusion, on leur aurait mis une ces tôles sur le Tour de France à Armstrong et Landis. Peut-être même, que par une sorte de ricochet anthropo-psycholologique, on leur aurait aussi vraiment mis un doute dans la foulée aux Américains, avant que Bush se décide pour de bon à aller casser la gueule à Assurnazirpal.

Mon oncle Duilio était un as (c'est malin aussi d'avoir vécu comme une étoile filante, alors qu'on avait encore quelques belles années devant nous pour continuer à faire des sondages avec Raffaële), sa femme une fée qui a enchanté mon enfance (comme je refusais de manger, elle me racontait des histoires abracadabrantes qui me faisaient ouvrir tout grand la bouche), ma cousine une délicieuse petite grenouille trop gentille avec les infâmes postosuchus que nous avons été, d'autres oncles bienveillants, quelques amis chers, toute ma famille italienne : Clara, Illa, Ilde, Luigi, Mario, Gianni, Anna-Maria, Michele, Alfeo, Angelina et les autres, une tribu chaleureuse...

Sortez les mouchoirs ?

Ah, j'ai bien eu une lointaine grand-tante avare et persifleuse et j'ai aussi croisé quelques taches et vermines diverses, ici ou là, comme tout le monde mais, dans un tel paysage, l'anomalie passa inaperçue et releva, pour tout dire, davantage du terrain d'observation que de l'influence néfaste.

De là peut-être la conviction, angélique mais qui n'est pas sans efficacité, qu'à la fin, ce sont les Justes qui l'emportent. Ou, pour dire les choses autrement, que l'ordre du pouvoir, et celui de l'argent aussi bien, sont ontologiquement inférieurs à celui de l'amour. Ce qui, dans un monde parfait, devrait en effet inciter à la commisération plutôt qu'au combat et qui me conduit, moi - tu parles d'une période christique - aux représailles massives, à tout le moins dans les cas d'agressions caractérisées. Plutôt, en somme, l'uppercut du droit que la joue gauche.

Alors quoi ? Diagnostiquer de cet effet de tribu latine un sens tout sicilien de la vendetta me paraîtrait quand même un peu tiré par le scalp. Ces identités affectives fortes n'en commandent pas moins, non seulement d'aimer, mais aussi de défendre ceux que nous aimons, et voilà tout - on ne va pas y passer tout le mois d'avril non plus.

Bon, nous revoilà paumés dans ce fatras de souvenirs mal rangés. Où en étions-nous déjà ? Ah oui...

Ambiance feutrée chez Russel, très british. C'est aussi le style de mon premier interlocuteur. Suit une aimable conversation de salon. Quand on y pense, ces jeux de rôles sont d'une déconcertante facilité.

Ça me rappelle un jour, je revenais, un peu éméché, d'un mariage franco-brésilien, si si, un vrai, enfin, un faux, mais un vrai, entre un homme et une femme, un mariage blanc en fait - enfin, moi, on m'avait juste dit que ce serait une fête très sympathique. Et, en effet, elle était très sympathique, cette petite fête. On était venu à quelques uns et on a eu du mal à repartir. On commençait à s'attacher. Je rentre donc tard, enfin tôt, vers 8 ou 9h00 du matin, ou quelque chose de ce genre. Je m'apprête à aller me coucher.

Soudain, le téléphone sonne.

Rambaud m'a tuer (2) La chaise de Descartes

Rengagez-vous, qu'y disaient. Voilà qu'après les formalités d'usage, je me retrouve convoqué, avec les égards dus à ma candidature, chez Russel Reynolds, place Vendôme, à côté de la Chancellerie. Genre le Jugement dernier, en plus british. Du moins je suppose, vu que ça risque quand même de chauffer cinq minutes, le jour dit, en enfer. Ok, mettons dix. Allez, tope-là, je prends le forfait séminaire, avec le jacuzzi (c'est possible, techniquement, avec de la mousse ?), à côté du haut fourneau.

N'importe quoi.

D'ailleurs, c'était plus tard, ma conversion à la métallurgie. Au moins, on ne va pas mourir étouffé avec la chronologie ici. Rapport au Jugement dernier, ce n'est pas que je sois un sale type, au fond. Disons simplement que si j'ai des petits-enfants un jour - à supposer que je me souvienne de ce que je voulais leur dire -, je devrais quand même parvenir à les faire rigoler un peu avec quelques antiques faits d'armes. Histoire au moins de retarder le moment où ils me badigeonneront de confiture de coings, à côté de la ruche. A moins qu'ils ne préfèrent le jeu du papy roti près du barbecue, les salopiots. Ou celui de la chaise roulante, sur les falaises d'Etretat.

Remarque, vu les jeux que m'a montrés Niels l'autre fois, ça pourrait être beaucoup plus brutal. Quelque chose entre Elephant, Casino et Full Metal Jacket. A côté, Descent sur Frisson, on dirait Wounchpounch sur Cartoon Network. L'horreur. Je garderai une petite pilule de cyanure, au cas où. Faudra juste que je reste bien concentré sur la couleur, pour pas confrondre avec le cocktail enchanté de donépézilo-rivastigmine - allez, une petite goutte de tacrine pour relever le tout. Et même pour me relever tout court, tiens. Je pourrais peut-être la peindre, la pilule, pour pas m'emmêler les pinceaux ?

Ça me rappelle un jour, il y a mon prof de philo qui entre dans la salle, et qui lance comme ça à la classe (dans laquelle, chaque séance, il y avait une crise de pleurs ; il faut dire que l'on avait tout de même passé six mois sur neuf sur la psychanalyse, c'est beaucoup pour les nerfs et, maintenant que j'y repense, ça ressemble quand même à un truc pour draguer les filles), de but en blanc, mi-espiègle, mi-jaloux : "Allez-vous arrêter de baisouiller, bande de petits salopiots !".

Ah, elle est belle la France. Et la philo, pas mieux.

Et il rajoute, en me regardant : "Vous êtes plus beau que moi, mais je suis plus aimable que vous". Mais je ne lui ai rien demandé moi, à ce type. J'ai même accepté de faire le tour du lycée avec lui pour lire devant d'autres terminales la dissert à laquelle il m'avait mis dix neuf. La honte, cette tournée. Je me souviens, c'était un sujet de bac blanc. Une citation de Piaf : "Sans amour, on n'est rien du tout". Du bol : j'avais lu les Lettres à un jeune poète ; au moins, je ne m'étais pas encore fourvoyé dans Belle du Seigneur. Et puis j'y avais mis du coeur à l'ouvrage. Ça sentait le vécu, cette dissert.

Rétrospectivement, tout de même, j'ai un doute. Dix-neuf, c'est beaucoup. Et puis d'ailleurs, en khâgne, Hugo s'est pointé le premier jour en racontant qu'il venait d'attrapper un vingt au bac, le vrai - et en C en plus. Moi, je venais de gambader en A2. Il n'y avait que des filles, ou presque : c'est un critère pas plus nul qu'un autre, le nombre d'heures de maths ou l'existence d'un club de ferrovipathes par exemple. Et d'ailleurs ce n'est pas un mauvais critère du tout. Comme dit Baudelaire, "le goût pour le monde des femmes, mundis muliebris, est un facteur de génie". C'est rien de le dire.

Je m'égare.

Quand même, une autre fois - il faisait un cours sur la conscience - il nous regarde, et nous lance : "Eh bien, voyez-vous, tout ceci signifie simplement que ce n'est pas la peine de faire de mauvaises expériences pour savoir qu'elle sont mauvaises". Et alors, moi, ça rate pas, je prends la parole, et je prétends illico le contraire. Déjà insupportable, enfin, ça se confirmait. Et pontifiant avec ça, tant qu'à faire.

Il était toujours assis sur le dossier, les pieds sur la chaise, mi-Socrate, avec sa barbe, mi-Nicolas Cage, avec son blouson en cuir marron clair. Gauchiste, va. D'ailleurs, il s'était même fait virer d'un lycée de la rive gauche un jour au motif qu'il s'intéressait trop à l'actualité. Un héros. Long silence. Il regarde ses pompes, le visage enfoui dans la barbe qu'il lisse machinalement avec la main. Ça dure deux bonnes minutes - le temps sans doute nécessaire pour que je prenne conscience de l'énorme connerie d'ado que je viens de sortir. Mais non, trop fier.

Dix-sept ans. Refaire le monde ou rien du tout.

Et puis, deux minutes, ça va beaucoup trop vite pour moi. Par exemple, à l'ena, ils sont plus rapides, je le sais. D'ailleurs, ils la disent même pas la connerie : ils vont plus vite, mais plutôt dans le genre académisme que ratatouille. Ça empêche pas la connerie, ça peut même faire plus de dégâts collatéraux mais, d'un point de vue épistémologique, c'est comme qui dirait une connerie technique. C'est comme ce type-là, l'ingénieur d'astreinte, à Tchernobyl, j'ai vu ça l'autre soir sur Arte, ils font des reconstitutions très véridiques aujourd'hui à la télé. Ce type, il a voulu bien faire, je suis sûr. Il a même ajouté une petite touche de fantaisie personnelle pour combler les lacunes du manuel. Un artiste. Le plus grand du vingtième siècle, si ça se trouve. A côté, le scandale du Crédit Lyonnais, ça fait quand même petit joueur.

Bon, et alors, mon prof de philo, tout à coup, il se lève, prend sa chaise, fait un geste à ma voisine du devant pour qu'elle s'écarte un peu et hop là ! il me la balance la chaise, de façon à ce que je puisse l'attrapper par les pieds, j'entends bien - mais il me la balance quand même. Fin de la démonstration. Le cours reprend comme s'il ne s'était rien passé. J'ai juste l'air un peu niais avec la chaise en l'air. Le temps de saisir que ce n'est pas la peine de la prendre dans la figure pour savoir que ça fait mal.

C'est quand même puissant, la philosophie, quand on y pense.

Bon, je reprends. Et puis non : je reprends pas. Quelque chose m'échappe. Ça déraille. Pourtant, au début, c'est sûr, je voulais raconter une histoire sérieuse, presque noble, je ne dis pas grandiloquente, non, mais enfin, faire quelque chose à la hauteur du sujet - d'ailleurs, je suis sûr que ça va revenir - me fendre d'un récit édifiant, avec du panache, dramatique aussi, enfin, quelque chose de respectable, qui tienne la route en somme. C'est vrai, sur le moment, ça m'a tout de même un peu traumatisé cette histoire, ça n'arrive pas tous les jours, non plus, d'être tuer comme ça. En apparence, tout va bien. Mais je sens qu'il y a un truc qui lâche, ça doit être nerveux. C'est peut-être le départ qui approche.

Ou alors quelque chose de grave qui se serait passé dans ma vie ? Une sorte de fissure, dont je ne me serais pas aperçu sur le moment ? Ça m'étonne quand même.

Peut-être la porte de la cave, quand on était gamins - encore que, sur le moment, je m'en sois plutôt bien aperçu. On jouait à cache-cache au sous-sol. J'étais le plus jeune de la bande, je devais avoir cinq ou six ans. Naturellement, c'est moi qu'on fait compter contre le mur. Et, naturellement, ils me passent tous sous le nez. Il fait presque noir. Il faut tâcher d'attrapper le dernier pour avoir une chance de ne pas me retaper le comptage. C'est mon frère. Je tourne sur moi lentement dans la pièce et, tout à coup, je crois entrevoir sa silhouette, au fond de la pièce, dans l'embrasure de la porte. Je me dirige vers lui, mine de rien, dans la pénombre. Et bon, tellement mine de rien que je regarde ailleurs pour que ça fasse plus vrai, et paf ! au moment où je passe le seuil, dans les dents qu'il me la claque, la porte. C'est quand même dur le bois qu'ils utilisent pour faire les portes, je me rendais pas bien compte avant.

Vu la tournure sanglante que ça prend, surtout entre le nez et les incisives, et moi là-dessus qui commence à geindre, mon frère il me dit un truc du genre : bon, t'as pas intérêt à en faire un plat quand on va monter, sinon je t'en remets une. Ah ben non, merci, une porte, c'est déjà bien je trouve pour la soirée. Et puis, si j'avais eu une petite soeur, j'aurais fait pareil. Peut-être même qu'on l'aurait enfermée dans un sac la nuit au fond de la cave pour être plus sûr, vu qu'avec les filles, il y a pas de code de l'honneur.

Ou alors il y en a peut-être un, mais personne ne sait comment ça marche. Non, le sac, ç'aurait été l'option la plus sûre. Je ne dis pas que ç'aurait été facile à prendre comme décision d'un point de vue éthique, ça aurait sans doute posé des tas de problèmes difficiles : où est-ce qu'on le trouve le sac ? qui a un morceau de ficelle ? est-ce qu'il y en a qui a lu le dossier sur les noeuds indéfaisables dans le dernier Castor Junior ? et puis, est-on vraiment sûr qu'on ne l'entendra pas au fond de la cave après ? vu que ça risque tout de même de couiner assez fort dans les aigus - je le sais, j'ai eu une petite cousine, c'est à peu près la même chose, pas moyen de faire du karaté avec, à peine tu esquisses le geste, même un beau geste comme dans La fureur du dragon, et tout de suite c'est elle qui fait le cri de Bruce Lee, c'est vraiment n'importe quoi comme jouet.

D'un autre côté, on était trop jeune pour mettre sur pied un comité de pilotage. Et puis il n'y a pas de décision idéale non plus, il faut savoir improviser dans un univers d'information imparfaite à la Akerlof, étant bien entendu que cette rationalité autoréférentielle peut amplifier les dysfonctionnements ; il faut le prendre en compte, sinon on a forcément des surprises. Surtout avec ma cousine.

Bref, je me tiens la machoire comme je peux, et on monte. Ça ne rate pas, à la première question de ma mère qui me voit passer en coup de vent dans le couloir, l'espèce de borborygme informe et douloureux que je finis par émettre du mieux que je peux en guise de RAS fait éclater l'affaire. Et m'oblige à cracher le morceau en même temps qu'une ou deux dents.

Ça aurait quand même dû me mettre la puce à l'oreille, pour la chaise, l'histoire de la porte.