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30/08/2007

On achève bien les ados (la compassion de Laura Cole)

Après une intense journée de travail sur trois ou quatre sujets en même temps, compliquée par surcroît de nouveaux dêmélés administratifs, je m'apprêtais, comme souvent, à aller courir aux environs de sept heures sur Schiller Park. J'étais quasiment prêt quand, soudain, on sonne. Je m'en vais ouvrir de bonne grâce, bien que la pulsion de la petite foulée en fin de journée ait quelque chose de relativement irrépressible.

En fait, et contrairement à mes footings océaniens, le soir venu, au long des cocoteraies - qui, oui, parfois me manquent -, ces sorties-là sont l'occasion le plus souvent d'un moment d'isolement, de recentrage, de concentration particulier, voire de chautauqua, cette sorte de déambulation mentale que l'on déroule comme un fil, aurait dit Pirsig dans son Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes. Un nouveau couple d'Adventistes du Septième jour peut-être ? A moins qu'il ne s'agisse de fervents adeptes de l'Eglise de Zion, ou de David Beckham passé me saluer en ami ? - Sacré David.

En fait, non. Quand Laura Cole s'est présentée sur le pas de ma porte, j'ai d'abord crû à une sorte de psychologue, ou d'assistante sociale, venue me réconforter après l'agression de l'autre jour. Il faut dire qu'elle s'est tout de suite enquise de ma santé avec un sens de la compassion que, dans ma tenue de jogging, bouche bée, là, comme ça, au-dessus des marches, j'ai trouvé vraiment charmant. Mais si la compassion est l'un des grands ressorts de ce monde, las ! Rien n'est gratuit... La fourbe était en fait une envoyée spéciale de CBS venue tout spécialement m'interviewer sur les lieux du délit.

Il s'agissait de boucler un sujet pour le journal du soir sur Channel 10 consacré à la recrudescence de la criminalité au sud de Columbus. Pensez donc : on dénombre 28 agressions au cours des trois dernières semaines. Heureusement que je ne les ai pas rencontrés à chaque fois, ces types, ça m'aurait lassé. Une fois ça va, ce serait presque même divertissant, mais vingt-huit là, 1,333 par jour, non merci. Ou alors on en profite pour travailler vraiment le sujet, on pimente les dialogues, on met du rythme, et on finit par mettre sur pied un truc hollywoodien... Bon, ok, je veux bien me faire interviewer, mais pas en short. Ni devant le numéro de la maison. D'ailleurs, l'agression ayant eu lieu dans la rue d'à-côté, il suffira de faire deux pas pour tourner le sujet.

Me voilà donc ressorti deux minutes plus tard tout fringant - point trop non plus, pour garder un petit côté cowboy, voire boxeur, à mon avis indispensable aussi bien à la reconstitution de la scène qu'au message que je m'apprête à délivrer à l'Amérique profonde. Au milieu de Columbus Street, le caméraman m'équipe d'un micro et teste la lumière pendant qu'on commence à bavarder avec ma nouvelle amie journaliste. De fil en aiguille, je déroule le récit (que je vais d'ailleurs bientôt pouvoir raconter en chinois en faisant le poirier si ça continue). Je prends même du recul à sa demande pour reprendre mon arrivée dans la rue et la scène du choc des civilisations au milieu de la route.

Il y avait deux options possibles. La première : noircir le tableau à mort, en faire un thriller auquel j'aurais échappé de justesse, encore sous le choc face aux caméras. La seconde : en faire un récit plus distancié, dédramatisé, presque léger. La télévision américaine aurait naturellement préféré la première, histoire de continuer à mettre le feu aux poudres - on connaît l'histoire du ressort de la peur depuis le film de Moore. Mais je ne tiens pas particulièrement à ce que les trois types de vingt ans finissent lynchés au coin de Reynoldsburg.

Ou en prennent pour cent cinquante ans de prison. Je ne plaisante pas : il y a deux ans, pour mettre fin à une série de cambriolages, faire un exemple et sanctuariser ce quartier chic, c'est ce qu'ils ont collé à une autre bande de trois types, vers Jaeger. Entendons-nous : cent cinquante, ce n'était pas le total, mais la peine de chacun. Sentence de pierre, silence de mort. Franchement, quand j'y pense, ça me rend fou. A lui seul, ce fait-là pourrait ruiner définitivement toute espèce de sympathie à l'égard de l'Amérique. Et me faire ouvrir une cellule trotzkiste au beau milieu de Third Street, juste pour voir. Et aussi pour mettre un peu le souk, comme à la belle époque. On ne devrait jamais trop s'éloigner de son adolescence.

En attendant, je calme à nouveau le jeu entre les poubelles, le lampadaire, la caméra et la chaussée de Columbus Street. A la question de savoir si j'ai été effrayé, je lui réponds tranquillement que non, que ça va trop vite et qu'à proprement parler, on n'a pas le temps. La seule chose, c'est de rester concentré sur le flingue parce que ça peut partir n'importe comment (encore qu'en y repensant, c'était tout de même peu probable) et de la jouer cool en essayant de calmer le jeu. Que feriez-vous si c'était à refaire ? Une amie ici avait suggéré de parler tout de suite en français. Pas bête, ça surprend, ça complique, ça peut dérouter. Pas bête, mais pas sûr du tout non plus : a priori, l'objectif n'était pas de bavarder. Bref, je crois bien que j'aurais fait la même chose, en fait.

Tout cela finit par passer quelque part pour l'édition de 23h00. Pas grand chose à dire sur le sujet. Ça le fait plutôt bien. C'est un métier. Et puis, si j'ai déjà, dans une autre vie, fait des sujets (des interviews radio en l'occurence) avec Melbourne, Hong-Kong ou Singapour, je n'avais encore rien réalisé en direct avec la télé américaine. D'ailleurs, je confesse avoir accepté l'interview, non pas seulement par jeu, mais aussi pour des raisons professionnelles, pour vérifier : mais rien de plus universel qu'un sujet d'actu pour la télé, en fait.

Ce qui me frappe le plus, c'est que j'ai l'air désinvolte au début, magnanime à la fin, et qu'au milieu, je trouve le moyen de partir d'un grand éclat de rire en reconstituant la scène. Et ils retiennent la prise, en plus. De deux choses l'une : ou bien j'ai en effet été traumatisé et c'est un rire nerveux ; ou bien c'est vraiment à désespérer, à certains moments, de mon manque d'esprit de sérieux. C'est comme si les choses étaient à la fois très graves et infiniment drôles, sans que je parvienne très bien à choisir, vous comprenez ?

Au moins avec une balle entre les deux yeux, ç'aurait été moins équivoque comme reportage vu que des cadavres qui font les malins par ici, depuis la conquête de l'Ouest, il n'y en a tout de même pas des masses.

24/07/2007

Bastille Day (l'identité nationale est-elle soluble dans le Chardonnay ?)

C'était Bastille Day, l'autre week-end et, pour la circonstance, Fred T. Holdridge, celui qu'il faut bien appeler "le King" de German Village, nous avait proposé d'être ses invités. Grande figure de la vie locale, qu'il a par le passé largement contribué à animer aux côtés de son compagnon, et bien au-delà de ses fonctions de président du conseil d'administration de la German Village Society, Fred a aussi fait ses études secondaires avec Paul Newman, ce qui fait de notre auguste voisin, à double titre, un incontestable héros de proximité.

Point de grandes pompes pour l'occasion, ni défilé, ni discours, mais une invitation par le German Village Garten Club à une déambulation gourmande dans quelques uns des jardins particuliers les plus joliment dessinés de Beck Street, une des rues historiques qui bordent le côté nord du quartier. A partir d'un point de ralliement établi sur Frank Fetch Park auquel nous nous sommes rendus avec la voiture électrique de Fred, face à l'une des plus somptueuses villas de la place, la manifestation consistait ainsi à se laisser glisser de jardins en jardins, en faisant halte chaque fois auprès de petits buffets aménagés pour la circonstance.

Nous y croisâmes des journalistes de Channel 10, de lointains descendants de Français issus de Franche-Comté, des homosexuels en goguette affichant crânement la tenue des Sapeurs pompiers ramenée du Marais, des notables à la retraite, des cercles de copines, des avocats, une fille aussi éméchée que sa mère (et qu'il fallait discrètement soutenir de-ci de-là au cours de la conversation), des auteurs de livres pour enfants, de vieilles dames respectables, une Russe passionnée de mode française, un couple de hippies, une grande mondaine qui semblait revenir d'Hollywood... bref, toute une faune locale s'y était donnée rendez-vous.

Il régnait sur tout cela une ambiance à la fois mondaine et décontractée, chaleureuse et paisible, bienveillante et retenue autour de Français expatriés qui faisaient le clou de la soirée en lui apportant sa touche d'exotisme. Installés tantôt au centre et tantôt en bordure des jardins, les buffets, simples et bons, rivalisaient de trouvailles, des toasts de veau à l'italienne aux petites brochettes de boeuf bourguignon, des tartines de brie aux tartelettes aux fruits rouges.

Baignés par la lumière douce qui tombait en fin d'après-midi sur Beck Street, les jardins, intimistes et soigneusement entretenus apparaissaient comme les prolongements naturels d'intérieurs cossus, au-delà des verandas qui, le plus souvent, faisaient la transition. Tantôt ils se perdaient dans un lacis d'étroits passages qui zigzaguaient parmi les massifs, tantôt ils s'aménageaient en réseau de terrasses et de patios, de spas ou de piscines, nichés autour des maisons.

Ils ne furent plus bientôt qu'un aimable prétexte, la toile de fond joliment plantée de réjouissances plus gourmandes. Sauf peut-être pour les chiens passés maîtres dans l'art de profiter de toutes les opportunités de goûter aux victuailles (chacun sa technique : certains faisaient les animaux savants et dansaient à la demande, d'autres préféraient la ruse et prenaient le buffet à revers), les aliments eux-mêmes parurent bientôt un prétexte à de multiples toasts, de Sauvignon ou de Chardonnay, généralement portés à l'amitié franco-américaine.

Ainsi, telle était la vision que se faisaient les Américains de notre fête nationale. Peut-être aurions-nous pu, au moins pour l'honneur, faire mine de nous en offusquer car, au fond, l'essentiel pour Bastille Day ici, semblait clairement être de boire. Une sorte de soif d'identité nationale, si l'on veut. Pour un peu, on y aurait perdu son français. On y a, en tout cas, perdu le chemin du retour.

14/07/2007

Kill Bill (vol. 3) Un jour ou l'autre, à Portsmouth

Nous avions bel et bien fini par rentrer dans cette maison, mais nous étions entrés du même coup dans un problème de taille : les travaux - un sujet qu'on ne saisit pas bien tant qu'on n'y a pas mis les deux pieds. La plupart des sols et quelques murs étaient à rafraîchir - la déco laissée par Jack et Carolee, qui avaient habité l'endroit plus de vingt ans, commençait à dater un peu. Deux ou trois autres pièces : une cuisine désuète, une salle de bain psychédélique, un bureau tropicalisé, nécessitaient un traîtement plus radical. Sans compter un possible problème de structure dans la partie la plus récente de la maison et un courtyard à remettre au carré.

Or, les premières consultations que nous avions lancées n'avaient guère donné de résultats concluants. Manifestement, les types du coin nous prenaient pour des Américains et projetaient de se nourrir un moment dans le quartier. Klaus nous avait bien recommandé quelques contractors de ses connaissances ; mais les types n'étaient pas forcément disponibles. Et les alternatives paraissaient plutôt maigres.

C'est à ce moment-là que Bruce, un copain de la fac, proposa ses services. "Avec l'aide d'un ami, me lança-t-il après un tour d'horizon rapide du chantier, on devrait avoir refait les parquets et les peintures du séjour et de la chambre en une semaine, dix jours au plus". Parfait. On était mi-juin et une telle proposition était, à vrai dire, assez inespérée. Je me disais : "Ces Américains, tout de même...". Accord fut conclut pour un démarrage effectif des travaux le jeudi suivant.

Le jour dit, les gars débarquèrent en milieu de matinée à la maison. Bruce me présenta son coéquipier, Bill, apparemment aussi peu commode que compétent. C'était un type assez grand, mince, il portait la barbe et de grandes lunettes rondes aux montures démodées, plutôt du genre laconique. On refit la tournée des pièces à rénover. Bill soulevait un coin de moquette par ci, jaugeait l'épaisseur d'un sol par là, grattait un mur un peu plus loin. L'affaire avait l'air entre de bonnes mains. Un diagnostic clair s'ensuivit, accompagné d'une liste de courses à ramener de chez Lowe's. On s'empressa d'y filer avec Bruce, sur East Broad Street, au-delà de Bexley, pour revenir dare-dare avec le nécessaire pour démarrer les travaux.

Le chantier commença. Je continuais à m'occuper de mes affaires et n'intervenait qu'en soutien, ponctuellement, pour observer le travail, encourager les gars, donner un avis ou un coup de main, ou proposer une pause. Le plus souvent, j'organisais le déjeuner autour d'excellents sandwiches de chez Brown Bag. Ces pauses furent bientôt l'occasion de faire plus ample connaissance. Mis en confiance, et peut-être détendu de-ci, de-là par une touche d'humour à la française, Bill commença à se livrer davantage. A défaut d'être le patron, j'étais le coach de l'équipe. L'ambiance d'ensemble y gagna en chaleur.

D'emblée, Bill se positionna de son côté comme l'expert de la bande. Il s'attela à une préparation minutieuse des parquets partout où il fallait remplacer une latte, boucher un trou, remettre un clou ou redresser une grille. Très vite, c'est Bruce qui prit en main le plus gros du travail, notamment le ponçage, bientôt même exclusivement compte tenu de l'acharnement perfectionniste de Bill à se focaliser sur des détails. Ce n'était pas d'un grand secours, mais c'était rassurant sur la qualité du boulot. Le dimanche soir qui suivit, tout le monde se salua avant de se retrouver le lendemain matin et, ragaillardis par ces nouvelles perspectives, nous allâmes rejoindre Ben et Lora au festival de Short North.

Or, le matin venu, Bruce revint seul. Bill, confia-t-il, avait été retenu un peu plus longtemps que prévu par sa famille, dans le Sud, vers Porsmouth. Mais, ajouta-t-il, le job, dans un autre environnement, à deux heures de chez lui, lui faisait du bien ; avocat spécialisé en droit du travail, Bill venait en effet, à 56 ans, d'être remercié par son cabinet. On attendrait donc son retour un peu plus tard dans la semaine.

Mardi passe. Mercredi dans la foulée. Bruce mettait le paquet pour avancer le chantier. Toujours pas de Bill. Il faisait chaud et le boulot, physiquement, s'avérait assez pénible entre le bruit et la poussière, même en ouvrant les fenêtres et en installant un système de ventilation vers la rue - vers lequel les promeneurs étaient bien inspirés de ne pas se pencher en passant ; et cela sans parler du jardin que l'on avait commencé à préparer peu avant. Bref, ça attaquait de tous les côtés en même temps.

Finalement, Bill se résolut à appeler dans le courant de la semaine pour informer Bruce qu'il laissait tomber et qu'il lui souhaitait bonne chance pour la suite. Bruce m'avait bien dit que son copain était un peu bizarre mais là, on dépassait les bornes. Il y avait eu un engagement, clair - et moins envers nous que vis-à-vis de son coéquipier, qui se retrouvait seul avec un boulot qui se révéla plus dur et plus long que prévu. Bref, trois semaines plus tard, on n'était guère plus avancé, et encore avait-on fini par renoncer, pour cette tranche de travaux, à attaquer les peintures.

Bruce peinait pour venir à bout des lattes de chêne en bas et de vieux pin à l'étage, et l'échéance de son départ au Canada - le 4 juillet, un choix délibérément anti-républicain -, pour un séminaire d'été à l'Université de Laval, approchait. En même temps, la poussière s'était infiltrée partout, les meubles continuaient de s'entasser dans l'arrière-cuisine et on finit par installer une chambre de fortune dans le bureau et une partie du dressing dans la laundry. Pour un peu, on aurait pu lancer une version remixée du jeu des sept familles : "Dans la famille Le Souk & Associates, je demande à récupérer un slip dans la salle de bains ? - Pioche dans la cuisine...". Un vrai bonheur.

Depuis lors, Bruce a quitté l'Etat pour un mois, et c'est Steve, son beau-père - un spécialiste, fiable celui-là - qui est venu à la rescousse pour achever le travail, avec le renfort ponctuel de sa fille et de son fils. Tout ceci commençait à ressembler à une entreprise familiale en train de se constituer. Ne manquaient plus que les chiens de Bruce dans l'affaire, encore que ceux-là - des Bergers danois, plus grands que nous lorsqu'ils se déployaient - eussent sans doute apporté une petite touche de créativité scandinave qui se serait peut-être avérée superfétatoire en plein Midwest.

A la mi-juillet, on y était encore.

Pendant ce temps-là, sans doute Bill se prélasse-t-il dans son trou de Porsmouth. Peut-être même regarde-t-il des films, de temps à autres, sur un vieux fauteuil en cuir, en vidant quelques mauvaises bières. Le mieux, tant qu'à faire, serait de jeter à nouveau un oeil sur le dernier Tarantino pendant qu'on mord encore la poussière par ici, histoire de se clarifier les idées. Sur ce qui pourrait arriver, un jour ou l'autre, à Porsmouth.

20/06/2007

Une vie de chien (2) Mauvaise passe

Bref, après nous être ratés samedi, au retour de Cincinatti - une escapade qui ciblait les soldes annuelles de Design Within Reach, mais qui parvint tout de même à faire un détour par le très beau musée de la ville, sur Mount Adams -, cela faisait une belle occasion de retrouvailles avant le départ prochain de Camille.

La conversation fusait ainsi de toutes parts, comme à l'accoutumée, au sujet des différences entre la France et les Etats-Unis, le français et l'anglais, les nuances et autres tournures idiomatiques des langues, que tous pratiquent en double. Dans le feu de la conversation, et pour honorer mon "Raymond Reserve", Mark nous a même ouvert un château La Lagune 1995 - un crû que je n'avais pas eu l'occasion de boire depuis la Nouvelle-Calédonie, soyeux à souhait. Une petite merveille.

Et puis soudain, alors que nous nous acheminions tranquillement vers le moment de nous séparer - et nous, d'aller finir la soirée au Club 185 à l'angle de Livingstone et de Mohawk, je me sens un peu humide du bas de pantalon. J'y regarde de plus près, intrigué. Un verre d'eau que j'aurais renversé sans m'en rendre compte ? Une vaguelette de la piscine, juste derrière, poussée par une rafale de vent ? Une manifestation de joie mal maîtrisée ? La quarantaine qui approche à grands pas ?...

J'aperçois alors, planqué entre Mark et Amy, Joe, un autre caniche - décidément - mais qui m'était a priori plutôt sympathique celui-là, qui se met soudain à fuir mon regard, genre "j'ai fait une connerie mais bon, là où je suis, ça va pas être facile de m'attrapper cowboy".

Je dois traverser une mauvaise passe.

Je finis par émettre l'hypothèse, au milieu de cette conversation policée, que Joe venait, selon toute vraisemblance, de m'humidifier le jarret. Et de bon coeur vu que, non content d'avoir aspergé le droit, il s'est aussi offert le gauche et les pieds de la chaise par la même occasion. Cela même, notons-le en passant, à un moment où j'étais en train de le caresser distraitement en m'efforçant de trouver une explication à la sous-climatisation de notre pays - clairement, il n'y aura pas d'amélioration significative des relations transatlantiques tant qu'on n'aura pas trouvé de solution à ce problème, à côté duquel la guerre en Irak paraît tout de même une aimable broutille.

Naturellement, pour ne pas aggraver davantage la détérioration des relations franco-américaines, et face à l'embarras manifeste de Mark et Amy, je relativise alors l'incident : "Mais non, pensez donc ! ce n'est vraiment rien. Au contraire, ajoutè-je (mais c'était peut-être un peu trop, à la réflexion), je suis même tout honoré de cette marque d'affection que vient de me manifester Joe avec beaucoup de zèle".

Silence intrigué de nos hôtes qui me trouvent soit très diplomate, soit vraiment bizarre comme type. Mark, qui finit par réprimander Joe pour la forme, hésite de son côté entre deux explications. Ou bien Joe voulait marquer son territoire à l'égard d'un étranger. Ou bien il m'aimait vraiment beaucoup.

Là dessus, pour rétablir l'équilibre de cet excès de diplomatie, j'avance que, si Joe m'a en effet témoigné son amitié de cette manière originale et néanmoins chaleureuse, alors je ne voudrais pas paraître ingrat. Et de proposer de lui rendre la pareille. Nouveau silence, gêné cette fois. Sans doute chacun doit-il se représenter la scène, ou s'interroger sur des coutumes françaises encore mal connues à ce jour dans le Midwest. Las, nous passâmes à autre chose et il fut d'ailleurs bientôt temps de prendre congé de nos hôtes.

Tout ceci ressemble tout de même clairement à un complot de caniches dans le quartier à mon égard. Des représailles graduées, peut-être même bien massives, s'imposent. Certes, le sort du ramasse-miettes d'à-côté est désormais scellé : je m'en vais lui concocter une baballe en acier inoxydable à 12% de nickel avec autant d'application que met Mel Gibson dans Patriot à fondre ses balles pour l'armée de Sa Majesté.

Mais pour Joe, il va falloir à la fois ruser et faire un exemple, faute de quoi ma vie sociale va devenir un enfer ici. Je pourrais gentiment proposer, un de ces jours, de garder Joe : et si, par mégarde ou inexpérience avec les bêtes, je lui faisais faire un petit tour de machine à laver, avant de le réchauffer au micro-ondes ? Après tout, si l'urine est canine, l'erreur est humaine.

Une vie de chien (1) L'art de la guerre

Tout se présentait pourtant bien l'autre soir. Mark et Amy nous attendaient, un peu plus bas, sur City Park Avenue pour un apéritif qu'au lieu d'aller prendre au bar de Lindey's nous acceptâmes bien volontiers de prendre sur la terrasse qui borde la piscine derrière leur maison. Soit. Je m'empresserais donc, tandis que les filles commenceraient à papoter, à retourner chercher un "Raymond reserve" à la maison - un nom au pittoresque indéniable, au moins ici, qui fait aussi un crû plus qu'honorable de la Nappa Valley.

Seul inconvénient : la manoeuvre m'oblige à repasser devant le voisin côté nord. Le problème, ce n'est pas lui - il est seulement impotent et un peu sourd, donc inoffensif n'était sa maison blanche dont je n'aime pas du tout les reflets bleutés. C'est son chien, une saleté de caniche gris avec des poils on dirait des plumes, qui me couvre d'aboiements inamicaux chaque fois que je passe. Je sais, c'est ballot et cela témoigne, dans une certaine mesure, à la fois d'une vision du monde égocentrée et d'un manque de sang-froid.

Mais ces piaillements de roquets, comme dirait Chirac à Fabius, que je prends sans doute à tort de façon trop personnelle, ont vraiment le don de m'énerver. D'ailleurs, l'autre jour, devant une nouvelle bordée d'aboiements stridents, et profitant que son maître avait le dos tourné, je lui ai balancé un caillou qui traînait devant la barrière.

Une vieille manie : plus jeune, j'avais ainsi profité que tout le monde avait le dos tourné lors d'un repas dominical chez mes grand-parents, pour balancer sur les cyclistes qui participaient au criterium de la Saint-Barthélémy et qui passaient en bas du jardin, tout ce que j'avais pu trouver dans le placard de la cuisine (oeufs, liquide vaisselle, etc).

A mon avis, les coureurs ne s'en sont toujours pas remis. Mamie Jeanne non plus d'ailleurs, qui cherche toujours, une bonne trentaine d'années plus tard, les produits disparus dans le placard désordonné de ses souvenirs. La honte, c'est quand ils sont venus m'en reparler le lendemain - pourquoi moi ? - et qu'il m'a bien fallu, après un interrogatoire serré, passer aux aveux sans que personne n'envisage une seconde de m'appliquer le VIe amendement. Ah ! Cruelle justice. On aurait dit Guantanamo la maison, ce jour-là.

Et là, zut ! Canichou, je le rate. Techniquement, je m'en veux un peu : je n'étais pas très loin et, ancien handballeur approché pour passer en filière sport-études, je manque rarement ces coups-là. Bien sûr, il y avait la difficulté, non négligeable, de trouver le bon angle à travers la barrière. Peut-être aurait-il fallu désaxer davantage le tir, et ne pas vouloir d'un seul coup lui dégommer les dents et lui boucher la glotte en libérant toute la puissance du shoot. C'était ambitieux mais, avec une seconde de concentration en plus, c'était jouable, je crois.

Toutounet a tout de même senti passer le vent du boulet - un avant-goût de la lucarne que je lui mettrais la prochaine fois dans son neurone. Et d'autant plus dissuasif qu'à défaut d'avoir le chien, j'ai tout de même dégommé la Sainte-Vierge qui trônait au fond du jardin - le fracas plus le vent, ça l'a changé des petites tapettes sur la tête, à mon sens, un peu trop complaisantes, de son maître quand il dépasse vraiment les bornes. Etant donné qu'il n'a pas eu le temps de faire la relation entre le lancer du caillou et le salto arrière de la Sainte-Vierge, il a dû se dire, si ça se trouve, ce type est vraiment très fort - peut-être un nouveau Révérend Farewell dans le quartier -, et ça lui a donné à réfléchir.

D'ailleurs, si Dieu existe, ce dont m'assure la plupart de mes nouveaux amis américains avec lesquels je ne souhaite pas me brouiller en masse trop vite - l'Humanité étant ce qu'elle est, ces choses-là viennent bien assez vite comme ça et après quand ça dégénère, tout peut arriver, je le vois bien dans Les bienveillantes -, il ne devrait pas apprécier et, avec un peu de chance, Dieu, il lui mettra la foudre, les sauterelles, les serpents, les grenouilles, et une petite une bombe H pour être bien sûr, au chien, pour le prochain orage, et je ferai d'une pierre deux coups.

Faudrait voir à ne pas me sous-estimer dans le coin, je peux faire dans la stratégie de haut vol - et, que les choses soient claires, ce n'est là qu'une modeste illustration de mes capacités.