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18/10/2007

Spéléologie du matriarcat (une séance d'épouillage au Studio Fovero)

Un début après-midi pluvieux, au Studio Fovero, le coiffeur qui fait l'angle entre Third Street et Whittier. C'est un salon agréable, contemporain sans être zen, au contraire, il serait plutôt d'allure baroque entre ses longs miroirs dorés et ses grandes tentures noires. Après un déjeuner rapidement avalé en face, chez Brown Bag (une excellente soupe à base de chou-fleur et de cheddar avec un sandwich végétarien), je m'y laisse choir en une sorte de demi-sieste, entre les mains de Michele, une jolie métisse dominicaine élancée, au teint à la fois mat et clair et au cheveu vigoureux, qui m'avait déjà convaincu, la dernière fois, de couper plus court qu'à l'accoutumée. C'est comme ça : rien de tel parfois qu'un bon raccourcissement pour se remettre les idées au clair.

D'ordinaire, aussi poliment que possible, je fuis les conversations de salon et me plonge, sitôt le shampoing fait et échangées les banalités d'usage, dans les lectures du moment, le journal du jour le plus souvent - j'avais cette fois emporté mon carnet de voyages. Une fois n'est pas coutume, je me laisse prendre au jeu, qui contraint à écouter d'abord, puis qui finit fatalement par conduire à répondre aux questions. Michele est une coiffeuse atypique, qui vient de New York et qui n'en peut plus de l'Amérique, où elle est pourtant née. A cause de la politique. Et de la chape de plomb que fait peser la religion sur une mentalité qu'elles juge déjà bien assez étriquée comme ça.

Dans deux ans peut-être, elle partira, sans doute à Londres. J'évoque les difficultés de l'arrivée, dis deux ou trois mots de mon travail. Je comprends cette phase anti-sociale qui aime les gens en même temps qu'elle s'en distancie. Le temps passe, il semble pourtant s'être arrêté. Petit à petit, le salon, qui était assez calme, se laisse envahir. Il est devenu un gynécée débridé qui, oubliant qu'un homme traînait par là (il en vient bien un autre un peu plus tard, mais on dirait un gourou illuminé, tout au fond, et tout rigolard sous sa grande barbe grise en contemplant les deux pinces qu'on lui colle bientôt de part et d'autre du crâne et qui lui donnent l'air d'un extra-terrestre), s'échange histoires contre confidences à travers le salon.

Les récits se superposent, s'entrecroisent, s'entrechoquent, rebondissent, reprennent à peine haleine, laissent les rires fuser, repartent de plus belle. On se croirait au théâtre. Ou au beau milieu d'une sorte de grotte primale où se réunirait, un jour de Pléistocène grisâtre, trois générations de femmes libérées se remontant joyeusement le moral pour mieux affronter l'air maussade de la saison. Je m'abandonne plus encore à cette séance qui semble vagabonder entre la coiffure, le massage de crâne et l'épouillage. Ce n'est certes pas l'extase de Jean Rochefort devant Anna Galiena dans le mari de la coiffeuse, mais c'est une sorte de rêverie improbable, un moment de magie sociale aux airs de délire fellinien. En réalité, à mesure que ça caquette de plus belle, j'ai soudain l'impression de me retrouver au beau milieu d'un poulailler, tel un gros chat ensorcelé, ravi d'avoir rendu les armes à l'heure d'un relâchement bienfaisant.