11/06/2007
Les geraniums ou le cancer ? (un malheur ne vient jamais seul)
Non mais, il ne se paierait pas un peu ma tête, le Phil, des fois ?
L'autre jour, lors d'une escapade éclair à la maison entre Cup O Joe, North Market et l'aéroport de Dayton, je le vois - allez, à 85 ans bien sonnés - monté sur une malheureuse caisse en plastique orange (c'est son côté MoDem) en train de trifouiller au-dessus de la fenêtre de la maison d'à-côté, qu'il loue d'ailleurs - il fallait bien une exception dans le quartier - à un sale type.
Malgré la voiture mal garée, le moteur en marche et l'ordi resté au coffee shop, je ne pouvais pas le laisser comme ça, Phil. Mettons qu'il se soit ramassé : qui c'est qui aurait dû nettoyer le trottoir ? Quitte à ce que le bon voisinage crée des obligations, autant choisir la moins salissante.
Et alors là, voilà qu'il se met à m'expliquer qu'en fait il cherche à planter de petites fleurs dans la jardinière de la fenêtre, qu'il me remercie de mon aide, et qu'il me serait d'ailleurs très reconnaissant de bien vouloir les planter à sa place. Et de me la laisser bien volontiers, sa place, en commençant à me donner les directives pour une plantation appropriée.
Bon. Passons sur le fait de me donner des directives, comme ça, de but en blanc, sans me laisser le temps d'adhérer au projet. Admettons aussi qu'on appelle ça effectivement des fleurs, ici, ces plumeaux rouges atrophiés (en fait, une variété de Celosia dénommée "Kimono Red"). Mais dis-moi, mon petit Phil, entre nous, est-ce que j'ai une tête à planter les geraniums américains ? Est-ce qu'il a bien regardé le mien, de jardin, ou en plus d'être sourd, il a eu myope aussi comme cadeau, au dernier Thanksgiving, le Philou ?
Mon jardin... Rien que d'y penser, ou plutôt rien que de penser au dernier devis que m'a passé le paysagiste du coin, ça me donne envie de pleurer. Il n'a manifestement pas saisi, le paysagiste, qu'on ne souhaitait pas tout de suite deux piscines, trois garages, un studio d'enregistrement, un héliport, et aussi une clinique pour les premières urgences tant qu'on y est, c'est quand même vite arrivé de nos jours, le cancer de la bite, comme dirait Lefty Ruggiero à Jo Pistone dans Donnie Brasco, au prix d'un petit relâchement lexical dont la reprise ici, j'en conviens volontiers, ne fait pas plus honneur à la science médicale qu'au sens des convenances.
Je me demande bien ce qui est pire, à cet égard, avoir des geraniums ou le cancer ? Mettons le cancer, mais c'est vraiment pour dire. A tout prendre, et bien que l'on n'ait généralement guère le choix en ces matières délicates, le mieux serait peut-être le cancer à la fenêtre et des geraniums aux parties - un peu comme Adam, en plus fleuri.
Cela dit bien, d'ailleurs, à quel point nous ne sommes pas sortis du combat titanesque, et peut-être sans issue, entre le Bien et le Mal malgré les efforts de W à Bagdad ou, aussi bien, les miens à Columbus à travers un récit qui, pour paraître ordinaire, n'en revisite pas moins d'un même élan, comme on va le voir, la théorie levinassienne du visage d'autrui (mettons ici sa face de rat) comme responsabilité, la sociologie du voisinage et notamment les principales conclusions de l'Ecole de Chicago, ainsi que les relations transatlantiques, tout en s'offrant même le luxe d'un petit détour didactique par la technique botanique - tout arrive.
Le lecteur me pardonnera cet écart à la règle, toute d'humilité, que je me suis pourtant imposée dans ces colonnes : je ne résiste pas, à l'appui de ce propos, à redonner l'avis que s'apprête (sauf changement de dernière minute) à en publier Scott Horton dans le prochain Harper's que l'auteur vient gentiment de me communiquer : "Au-delà d'un récit faussement anodin, une puissance indéniable. Une écriture holistique en diable. Sans doute une des contributions les plus maîtrisées du moment à ce qu'il est désormais convenu d'appeler la "littérature monde".
Merci Scott.
Bref, si on observe un moment mon jardin, donc, et cela même furtivement, et si on ne tient pas plus que ça par ailleurs à créer les conditions d'une tuerie genre Virginia Tech en pire dans ce quartier paisible, ça ne peut tout de même pas venir à l'idée, de me proposer de planter des kiromoniums.
Et ben lui, oui.
Que faire ? Se pose alors (je décompose pour la beauté du geste, mais tout cela va, en réalité, et comme dans vie elle-même, très vite), se pose donc la question, toujours délicate, de l'arbitrage en situation de dilemme moral. Je ne peux tout de même pas l'abandonner comme ça, après lui avoir si généreusement proposé mon aide (encore qu'il me faille reconnaître avoir hésité faire demi-tour lors que je m'apprêtais à monter dans la voiture).
Je ne peux pas, non plus, juste avant qu'il n'en descende, donner un petit coup de pied, discret, dans la caisse en plastique pour provoquer un malheureux accident : mon voisin d'en face venait d'éclairer la veille les relations de bon voisinage d'un jour nouveau en confessant qu'il s'agissait aussi, dans cette affaire, de veiller les uns les autres sur nos biens respectifs, et que certaines femmes âgées s'étaient d'ailleurs faites une spécialité de cette surveillance assidue jusqu'à tout récemment dans le quartier.
D'ailleurs, je n'y ai pas pensé tout de suite non plus, à l'idée de l'accident. Pas davantage à le poignarder sauvagement avec un stylo comme Joe Pesci l'inconnu qui lui manque de respect au début de Casino, en invoquant après coup une crise de démence - je n'avais pas non plus de stylo sur moi.
Ne restait plus donc qu'à m'exécuter. Je monte sur cet escabot de fortune et en plante une. C'est laborieux, je manque écrabouiller cette saleté de pâquerette en voulant la faire pénétrer dans la terre, ça me prend un quart d'heure au lieu des dix secondes qui eussent été normalement nécessaires : mais j'y arrive. Presque fier, mais surtout énervé. Parfois, c'est impressionnant comme je parviens à masquer mon agacement sous un sourire hypocrite, à peine figé d'un léger rictus - adolescent, j'aurais pourtant juré ne jamais en arriver à ces extrêmités philosophiquement regrettables.
Et c'est le moment qu'il choisit, Philou, pour m'indiquer, un peu plus loin, le bac avec tous les autres plants qu'il s'attend manifestement à me voir mettre en terre avec le même entrain - et une dextérité améliorée, autant que possible. J'éprouve alors une seconde de rage contenue, ou plutôt à demi contenue vu l'allure du deuxième geranium après que je l'eus gaillardement enfoncé la tête la première histoire de communiquer une émotion floralo-morale.
Oui, le lecteur le sent, peut-être même le sait-il, je connais par métier, sinon par talent, la puissance de la communication non verbale à forte intensité démonstrative, comme par exemple dans le jeu de "tu me tiens, je te tiens par la barbichette" que j'ai pratiqué plus jeune avec, il est vrai, un succès inégal (il faut dire, et cela n'a rien de personnel contre mamie Jeanne, que c'est tout de même un peu con ce jeu), contrairement au jeu de "tête à claques" dans lequel j'excellais davantage bien qu'il ne valût guère mieux.
Au lieu de quoi, il me suggère de sortir de terre ce deuxième plan et de le replanter un peu plus loin dans la jardinière. Mais dis-moi, Phil, me dis-je alors en mon for intérieur, ça te dirait peut-être bien, après tout, d'en goûter un de geraniumodo ? Non, la seule issue que je trouve alors, c'est de lui expliquer que je suis vraiment extrêmement pressé et que, s'il le veut bien, je mets de côté les geraniums à la maison et je les planterai un peu plus tard. - " Perfect ! rebondit-il illico, so I can go back home right now !". Et d'emporter son tabouret de fortune du même élan.
Avec ces conneries, j'ai failli me tuer en revenant de l'aéroport de Dayton, tout ça pour expliquer à temps que ces fleurs ne trônaient sur le plan de travail de la cuisine américaine que comme qui dirait par accident et qu'il n'entra à aucun moment dans l'esprit de quiconque d'en faire cadeau à quelqu'un à la maison. Il ne se rend plus compte, Phil, mais on a vu des types se faire découper en rondelle pour moins que ça. Du coup, je me suis empressé de repasser les fleurs au voisin dès le lendemain. Ah ! son sourire ravi, et le mien, fielleux à souhait - un beau moment d'authentique fraternité.
Le pire dans cette affaire, c'est qu'une semaine plus tard, ce matin-même, par un magnifique dimanche ensoleillé, peu de temps après que j'eus croisé Mark qui portait Joe, son chien, chez une amie avant de monter avec Amy à Cleveland en allant chercher une baguette française chez Katzinger, il nous demande cette fois, le Philou, si des fois ça ne nous dérangerait pas d'arroser ses fleurs tous les soirs, maintenant que le voisin les a plantées.
Mais, j'y pense, il ne le connaît peut-être pas le jeu de "tête à claques", Philou ; ça lui dirait, des fois, une petite partie ?
19:49 Publié dans Jours tranquilles à German Village | Tags : modem, cancer, jeux, guerre en irak, levinas, littérature monde | Lien permanent | Commentaires (1)