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26/05/2010

Scuola Paradiso (2) La magie de la cour

Atelier de l’imaginaire

Plus qu’un décor, Cahan fut surtout pour moi l’atelier de l’imaginaire, ce lieu particulier à la fois coupé du monde et initiant à sa mécanique, où se dessinèrent les contours d’un univers d’enfant et où, peut-être, une vocation prit forme. J’y ai été tour à tour, footballeur, mathématicien, conteur, aventurier, général, séducteur, rock star... Beatles le matin (chanteur ou batteur, selon l’inspiration), j’étais Napoléon ou Bruce Lee à midi ; l’après-midi, j’endossais le maillot de Zico ou celui de Platini et, le soir, je m’endormais en me rêvant amant de Romy Schneider... C’était l’époque où, dans un anglais approximatif (qui, j’en ai bien peur, a marqué plus tard un laborieux apprentisssage des langues), nous donnions avec mon ami C., dont je ne sais ce qu’il est devenu depuis, des concerts enflammés devant un public qui, à deux pas de nous, jouait les groupies.

Chaque récréation était un nouveau rôle, chaque rôle une nouvelle occcasion d’explorer une voie singulière aussi bien que de nouveaux rapports aux autres – et d’abord aux filles à travers des relations de séduction naissantes : N., A. .… ces petites filles appliquées, plus disciplinées que nous, étaient chères à nos cœurs (l’une d’elle, me dit-on, aurait, elle aussi, émigré en Amérique, sur la côte Ouest, tandis qu’une jeune normande, à Berkeley, étudie le patois du Pays de Caux – bientôt une diaspora cauchoise aux Etats-Unis ? Voire). Il en va néanmoins des filles aimées comme de l’amour des parents ou de la bienveillance des meilleurs professeurs – ceux qui à la fois révèlent, stimulent, passionnent et accompagnent. « Sans amour, disait Piaf, on n’est rien du tout ». Je crois qu’on n’étudie pas bien loin non plus.

Premiers émois sans doute, mais c’était un peu tôt – le collège, là-dessus, ferait une meilleure école. Chaque fois, il fallait scrupuleusement endosser les attributs du rôle. Commande-t-on une armée comme on pilote un convoi dangereux ? Mène-t-on l’équipe à la victoire comme on chauffe une salle de concert? Prend-on l’avantage dans un match comme on vient à bout d’une suite de calculs ? Leadership, initiative, prise de risque, goût du collectif, humour, créativité, concentration... Autant de jeux, autant d’apprentissages qui valaient bien ceux que nous suivions en classe. La faiblesse française d’un enseignement alourdi de connaissances au détriment de l’éveil des comportements, de l’expérimentation ou de l’exploration des possibles – elle fait de bons experts et de mauvais leaders –, nous en faisions notre affaire, à la récréation.

Réduction progressive du domaine du possible

C’est bien de cela dont il s’agit, au fond : quand, revenant sur les lieux, l’adulte se prend les pieds dans ces souvenirs tapis, ce n’est pas tant le temps qui passe qui l’accable et la brèche soudain ouverte dans cet espace-temps qui lui donne le vertige ; c’est ce lien profond qui se recrée d’un coup avec ce laboratoire de l’imaginaire d’antan où tout était possible. D’un claquement de doigt, une rêverie de la veille prenait l’allure d’une épopée et, en un clin d’œil, la victime d’une punition le matin devenait, l’après-midi, le héros des damnés de la terre.

Etre adulte, c’est alors à la fois sentir la difficulté d’être au monde ou, disons, éprouver la gangue du réel, et mesurer la réduction progressive des possibles en s’efforçant, autant que faire se peut, de ne pas trop vite renoncer à sa part d’aventure – même si, comme le pirate son île au trésor, il faut parfois aller la chercher un peu. Autant l’adolescence est le territoire de la rébellion, autant l’enfance est, ou devrait essentiellement être, l’univers du merveilleux.

Un peu plus qu’entre les murs

Plus tard, avec un peu de chance, il reste même un peu de ces « lambeaux d’enfance » qui permettront à l’un de ne pas trop oublier l’autre, de mener sa vie d’adulte, soit, c’est la règle, mais que rien ne commande d’appliquer bêtement, à la façon des petits chefs, des éternels frustrés ou des vieilles acariâtres.

– Henri Cahan, je ne sais toujours pas qui tu es. En m’aiguillant vers un homonyme américain trônant au milieu de sa page sur Facebook aussi fier qu’inconnu au bataillon au lieu de l’article encyclopédique attendu, ma recherche électronique, restée vaine, ne rend pas hommage au grand Homme que tu fus pour nous.

En Amérique, on dirait : « Good job, Henry ! » (et l’on s’empresserait de te rebaptiser Callaghan au lieu de Cahan, imprononçable par ici). « Hâte toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance car, effectivement, tu es en retard sur la vie, la vie inexorable » : si le mot de Char vaut toujours, si l’école, au travers des générations, est toujours un peu plus qu’un entre les murs chaotique, alors, tu as bien fait ton travail d’ensorcellement du monde, Henri Callaghan…

– Quant à toi, petit bonhomme, je sais bien que tu es mort à présent. Ton odeur de gamin, tes cris, tes rires aux éclats, tes courses folles, tout cela a fini par s’évaporer – un jour d’adolescence peut-être, à moins que ce ne fût, bien des années plus tard, un matin blafard d’une expatriation lointaine – dans le coin d’une salle obscure, que je ne retrouve même plus. Mais j’ai pleuré sur toi comme je pleure mes défunts – l’ami Fabien, la nonna vecchia : je sais bien que, tant que les lumières ne s’éteindront pas tout à fait, jusqu’à l’ultime tremblement, jusqu’au dernier soupir, un peu de la magie de la cour l’emportera toujours sur le champ de massacres.

New York, 6 août 2009